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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 12:03

Que gagne-t-on en travaillant?

 

 

Le travail est l'activité qui nous permet de vivre. Ne dit-on pas "gagner sa vie"? Ce n'est pas juste comme activité salariée. Le travail est aussi nécessaire à la vie au sens d'effort : c'est l'activité physique par laquelle nous extrayons de la nature les moyens de notre subsistance. Ce que nous gagnons en travaillant est donc clair : notre vie. 

Mais y a-t-il un réel bénéfice ? On travaille au sein d'une société où tous travaillent et dépendent du travail des autres pour vivre. Ainsi, le résultat obtenu peut-il constituer un gain net s'il est échangé avec d'autres biens ? Que reste-t-il une fois payés le loyer, les courses, les vêtements...? Souvent, rien. Pire, on peut se demander si nous ne sortons pas perdants de cette affaire. Le travail est un processus. Ce que nous en obtenons vient compenser ce que nous donnons. Or, le temps passé avec ses proches, la préservation de sa santé ne sont-ils pas des biens plus précieux que tout salaire? Ne sommes-nous pas au total perdants?

Faut-il pour autant bannir tout travail? Le travail est aussi l'activité productrice de transformation de la nature. Cette activité de transformation de la matière permet à l'homme de s'imposer comme un être de culture face à la nature. N'est-ce pas alors la condition de notre humanité ? N'avons-nous pas alors tout à gagner en travaillant? C'est pourquoi nous nous demandons ce que nous gagnons en travaillant : quel profit pouvons-nous tirer d'un processus dans lequel nous donnons tant?

Nous verrons d'abord que nous gagnons notre vie en travaillant. Mais ne perdons-nous pas plus en travaillant que ce que nous en tirons ? Peut-on toutefois faire l'économie de toute activité productrice?

 

 

Le travail est l'activité exercée pour vivre. La vie est un processus de consommation qui doit être sans cesse alimenté. Or, les biens nécessaires pour entretenir notre vie ne nous sont pas donnés par la nature : nous devons les y prendre par notre travail. Il ne s'agit pas juste de ce que l'agriculture peut fournir mais de tout ce que l'homme a dû inventer pour se protéger du froid, des intempéries, des autres espèces animales : habitations, vêtements et autres armes sont le fruit du travail de l'homme. Notre vie repose donc sur ces activités artisanales. C'est aussi indirectement ce que je cherche à obtenir par l'exercice d'un emploi : le salaire versé me permettra de vivre. Même le oisif doit pour vivre consommer les produits du travail des autres. Nul n'échappe à cette règle : notre vie dépend de notre travail, on gagne sa vie en travaillant. Hannah Arendt fait très exactement cette distinction dans La condition de l'homme moderne. Elle y distingue le travail et l'oeuvre. L'oeuvre désigne l'activité productrice liée à la culture, nous y reviendrons. Mais le travail est indissociable de la vie : c'est l'activité contrainte que nous devons exercer pour nourrir notre corps. Cela explique la condition de l'esclave dans les sociétés antiques : il est réduit à l'état animal car il s'occupe des tâches les plus triviales, par opposition à l'homme libre qui s'occupe de tâches spécifiquement humaines, la politique ou la philosophie. On gagne donc notre vie en travaillant.

 

Ce gain est le plus souvent indirect. On ne travaille pas seul mais au sein d'une société où la plupart travaillent et s'échangent les produits de leur travail. A moi seul, je ne saurais produire tous les biens nécessaires à ma vie. Le gain tiré du travail, l'objet produit, l'aliment cultivé ou le salaire versé, me sert donc de monnaie d'échange pour acheter de quoi vivre. Avec un salaire, on paie de quoi se loger, se nourrir, se vêtir... si bien que pour beaucoup il ne reste rien, pas de bénéfice qui puisse être dépensé pour des loisirs ou du superflu. Au final nous ne gagnons rien en travaillant justement parce que nous utilisons le profit de notre travail pour vivre. Dans la République, Platon explique ainsi comment l'une des motivations des hommes pour entrer en société est la nécessité vitale qui les pousse à organiser une division du travail grâce à laquelle le travail est plus efficace quantitativement et qualitativement. Cela signifie que le produit du travail est voué à être échangé contre le produit du travail des autres.

 

 

On ne gagne donc rien en travaillant. Certes, le travail permet de vivre et de survivre. Mais ce qui est ainsi obtenu est échangé pour obtenir l'ensemble des biens nécessaires à la survie et que mon seul travail ne permet pas de produire. Au final, on n'a donc rien gagné en travaillant : tout ce qui a été produit a été réinvesti pour vivre. Pire encore, ne sommes-nous pas perdants? Le travail se caractérise en effet par son organisation sociale. Celle-ci permet d'assurer une division du travail, on l'a vu, mais structure aussi les rapports hiérarchiques entre employeur et employé. En s'insérant dans ce système, l'individu n'a-t-il pas tout à perdre? Ne donne-t-il pas plus que la compensation qu'il reçoit en échange : son salaire?

 

 

Le travail désigne une activité salariée. Cette activité consiste à donner son temps (et ce qu'on est capable d'en faire) en échange d'un salaire. L'échange est donc équitable : le salaire n'est pas un don mais une juste compensation de ce que l'on donne en travaillant. Mais cet échange tend à se déséquilibrer car les deux parties ne sont pas égales. L'employeur verse de l'argent : un bien extérieur. Le salarié, lui, donne son temps, son énergie : lui-même. Ce qu'il donne est d'une bien autre nature que l'argent dont se défait celui qui l'emploie. Pour Marx, dans le Capital, c'est le moteur de l'aliénation du travailleur. L'ouvrier est celui qui ne peut vendre autre chose que sa force de travail pour vivre. Si le contrat de travail est équitable théoriquement il ne l'est pas pratiquement. En se vendant lui-même, l'ouvrier s'aliène. Il n'est plus libre de disposer de lui-même ni de son temps car ils lui ont été achetés par l'employeur qui peut légitimement décider de comment il les utilise. Pire, l'employeur ne peut s'enrichir qu'en payant le travail fourni moins cher qu'il ne le vend. C'est l'exploitation. Réduit à être moins important que les choses qu'il produit, l'ouvrier aliéné et exploité est finalement déshumanisé. Il perd tout en travaillant car ce qu'il gagne ne compense pas ce qu'il perd : sa dignité d'homme. Les mots de Marx sont clairs : il "se rend compte qu'il a mis sa peau sur le marché et ne peut s'attendre qu'à une chose : à être tanné".

A cela s'ajoute la pénibilité du travail qui fait que nous en sortons perdants. On attribue traditionnellement l'étymologie du mot travail à un instrument de torture. Plus généralement, le travail fait historiquement l'objet d'une dépréciation, car c'est une activité pénible. C'est, on l'a vu, la signification qu'il avait dans les sociétés antiques, mais aussi dans la Bible. Le travail y est la malédiction qui s'abat sur Adam et Eve, chassés du jardin d'Eden pour avoir désobéi et goûté le fruit de l'arbre de la connaissance. A Adam, la charge de "gagner [son] pain à la sueur de [son] front", à Ève la malédiction d'enfanter dans la douleur (le "travail" de l'accouchement). Le travail est ainsi une malédiction qui s'abat sur l'homme. Parce que c'est un processus pénible et contraignant, on ne gagne donc rien en travaillant car on en sort perdant. Même la machine supposée alléger la tâche du travailleur contribue à faire du travail une torture car elle lui ôte son intérêt : la machine travaille et l'ouvrier n'est plus l'auteur de rien.

 

On ne gagne donc rien en travaillant : au contraire, on y perd notre humanité. Parce qu'il est pénible et se déroule au sein d'une organisation sociale où le travailleur est aliéné, le travail est un processus dont nous sortons perdant : ce que nous y donnons n'est pas justement rétribué par le résultat obtenu. Mais, la pénibilité même du travail a une fonction : au prix de ce labeur quelque chose est produit. Ce n'est donc pas une pure perte d'énergie. Ce travail est productif. Ainsi, la machine est une torture qui ôte au travail tout son intérêt justement par opposition au travail de l'artisan, maître de son outil, qui façonne un objet dont il est l'auteur. Il tire alors une véritable satisfaction de ce processus. En ce sens, le travail n'est-il donc pas ce par quoi nous nous réalisons?

 

 

L'effort n'est donc pas gratuit mais productif. C'est le prix à payer si nous voulons faire quelque chose. Il ne s'agit pas simplement d'obtenir de la nature de quoi vivre, ce qui est, on l'a vu, contraignant. Par le travail nous pouvons aussi faire quelque chose dont nous sommes les auteurs, c'est-à-dire façonner la matière selon notre volonté, la soumettre au pouvoir de notre esprit. Nous ne pouvons alors qu'être satisfaits d'avoir réussi à nous imposer face à la nature. Par là l'humanité s'affirme : ce travail de la matière pour produire une oeuvre non naturelle mais née de notre pensée permet à l'homme de s'affirmer comme être de culture. L'intérêt du travail change alors du tout au tout. Pour Kant, dans les Réflexions sur l'éducation, la malédiction d'Adam et Eve devient une bénédiction. Les deux maudits sont ainsi sauvés d'une existence vouée à l'ennui auquel on se condamne en ne faisant rien et, sortis de leur inertie naturelle, accèdent à leur nature raisonnable par le travail. Chez Hegel, dans la Phénoménologie de l'esprit, l'esclave est réhabilité. Dans la "dialectique du maître et de l'esclave", il montre que l'esclave est, car il travaille et produit ainsi une oeuvre à son image, plus libre que le maître qui entretient un rapport virtuel à une réalité à laquelle il ne se confronte jamais. Le processus de travail est donc un processus d'affirmation de notre humanité où on se réalise.

Cette dimension n'est pas étrangère à l'emploi. Il permet en effet à l'individu de s'insérer socialement. L'emploi est moteur d'une socialisation nécessaire à l'individu. Il ne s'agit pas seulement de développer des relations sociales mais aussi de se situer dans une société structurée par la division du travail. Toutefois, on ne peut pas mettre tous les emplois au même niveau. Ce que nous gagnons en travaillant est relatif à la fonction exercée. La réalisation de soi, la pénibilité varient de l'ouvrier au chercheur, de la femme de ménage à l'écrivain. C'est ce qu'explique Dominique Méda dans Le travail, une valeur en voie de disparition. Il faut de différencier les activités professionnelles : ce que les individus en tirent n'est pas comparable selon le type d'activité (intellectuelle ou pas, pénible ou pas). Ainsi par exemple, la question de l'âge du départ à la retraite ne peut pas être approchée de manière globale.

 

Nous gagnons donc notre humanité en travaillant. Grâce à cette activité nous nous affirmons en tant qu'hommes face à une nature que nous dominons en la transformant. C'est la condition de la réalisation de la nature d'être culturel de l'homme. Certes, le travail est pénible et contraignant, souvent subi, mais c'est aussi une activité productrice dans laquelle nous gagnons notre humanité, même si tous les emplois ne le permettent pas. 

 

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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 12:02

Le travail et la technique – textes de référence.

 

 

La Bible de Jérusalem – Genèse – travail, bonheur et liberté.

« Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui tu es poussière et à la poussière tu retourneras. »

 

Platon – La République – II, 369b-370c travail, coopération des métiers et cité.

-          « C’est tout examiné dit Adimante : n’agis pas autrement.

-          Ce qui donne naissance à une cité, repris-je [Socrate], c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à l’origine d’une cité ?

-          Aucune, répondit-il.

-          Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?

-          Parfaitement.

-          Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage.

-          Sans doute.

-          Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces fondements seront, apparemment, nos besoins.

-          Sans contredit.

-          Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.

-          Assurément.

-          Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s’y rapporte.

-          C’est cela.

-          Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?

-          Certainement.

-          Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes.

-          Il le semble (…).

-          Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?

-          Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.

-          Il est encore évident, ce me semble, que si, on laisse passer l’occasion de faire une chose, cette chose est manquée.

-          C’est évident, en effet.

-          Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses moments perdus.

-          Nécessairement.

-          Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres.

-          Très certainement. »

 

Aristote – raison et outil.

      « L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main.

      Aussi, ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé([1][1][1]) des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible([2][2][2]) d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »

 

Aristote – Métaphysique, A1 – technique, science et expérience.

« Les hommes d’expérience savent bien qu’une chose est, mais ils ignorent le pourquoi, tandis que les hommes d’art connaissent le pourquoi et la cause. Pour la même raison encore, nous estimons que les chefs, dans une entreprise, méritent une plus grande considération que les manœuvres, et sont plus savants et plus sages : c’est parce qu’ils connaissent les causes de ce qui se fait, tandis que les manœuvres sont semblables à ces choses inanimées qui agissent, mais agissent sans savoir ce qu’elles font, à la façon dont le feu brûle ; seulement, tandis que les êtres inanimés accomplissent chacune de leurs fonctions par une tendance naturelle, pour les manœuvres c’est par habitude. Ainsi ce n’est pas l’habileté pratique qui rend à nos yeux, les chefs plus sages, c’est parce qu’ils possèdent la théorie et connaissent les causes. – Et, en général, la marque distinctive du savant, c’est la capacité d’enseigner, et c’est encore pourquoi nous croyons que l’art est plus véritablement science que l’expérience, puisque ce sont les hommes d’art, et non les autres, qui sont capables d’enseigner. – En outre, nous ne regardons d’ordinaire aucune de nos sensations comme étant une sagesse, bien qu’elles nous fournissent les connaissances les plus autorisées sur les choses individuelles ; mais elles ne nous disent le pourquoi de rien, pourquoi, par exemple, le feu est chaud : elles se bornent à constater qu’il est chaud. C’est donc à bon droit que celui qui, le premier, trouva un art quelconque, dégagé des sensations communes, excita l’admiration des hommes ; ce ne fut pas seulement en raison de l’utilité de ses découvertes, mais pour sa sagesse et sa supériorité sur les autres. »

 

Descartes – Discours de la méthode, VI – Science et technique.

« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rend communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »

 

Kant – Réflexions sur l’éducation – travail et loisir.

« Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, il n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux, et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tous aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable.. »

 

Kant – Anthropologie d’un point de vue pragmatique –travail et loisir.

« La plus grande jouissance des sens qui ne charrie avec elle aucun mélange de dégoût, c’est, quand on est en bonne santé, le repos après le travail. Le penchant à se reposer sans avoir préalablement travaillé, quand on est aussi en bonne santé, correspond à de la paresse. Pourtant, une réticence quelque peu prolongée à retourner à ses activités et le doux farniente destiné à recomposer ses forces ne constituent pas encore de la paresse, dans la mesure où l’on peut (même dans le jeu) être occupé de manière agréable et cependant, en même temps, utile, et en outre le fait de modifier, quant à leur nature spécifique, les travaux auxquels on se livre fournit autant d’occasions de se délasser, alors qu’en revanche retourner à un travail difficile qu’on avait laissé inachevé requiert une dose non négligeable de résolution. »

 

Marx – Le Capital – Livre I, Deuxième section travail et liberté.

« Chap. 6. L’accroissement de valeur, par lequel l’argent doit se transformer en capital, ne peut pas provenir de cet argent lui-même. S’il sert de moyen d’achat ou de moyen de payement il ne fait que réaliser le prix des marchandises qu’il achète ou qu’il paye.

(…) Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s’appelle puissance de travail ou force de travail.

Sous ce nom il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles.

Pour que le possesseur d’argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies. L’échange des marchandises, par lui-même, n’entraîne pas d’autres rapports de dépendance que ceux qui découlent de sa nature. Dans ces données, la force travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est-à-dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne. Le possesseur d’argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l’un avec l’autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu’en ceci : l’un achète et l’autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales.

Pour que ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s’il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même, et de libre qu’il était se fait esclave, de marchand, marchandise. S’il veut maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la disposition de l’acheteur, de telle sorte qu’en l’aliénant il ne renonce pas pour cela à sa propriété sur elle.

(…) En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant. L’individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour son entretien ou pour sa conservation il a besoin d’une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance ; ou bien la force de travail a juste la valeur des moyens de subsistance nécessaires à celui qui la met en jeu.

Chap.7. La valeur d’usage de la force de travail,  c'est-à-dire le travail, n’appartient pas plus au vendeur que n’appartient à l’épicier la valeur d’usage de l’huile vendue. L’homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail ; son usage pendant le jour, le travail d’une journée entière lui appartient donc. Que l’entretien journalier de cette force ne coûte qu’une demi-journée de travail, bien qu’elle puisse opérer ou travailler pendant la journée entière, c'est-à-dire que la valeur créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre valeur journalière, c’est là une chance particulièrement heureuse pour l’acheteur, mais qui ne lèse en rien le droit au vendeur.

Chap. 10. Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu’est-ce qu’un jour de travail ? Dans tous les cas, il est moindre qu’un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la journée de travail. En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié ; son âme et l’âme du capital ne font qu’un. Or le capital n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique ; il tend à s’accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste. 

Chap.15. Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici, il ne fait que le suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux (…).

En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit§. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu’elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l’ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c’est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.

La grand industrie mécanique achève enfin, comme nous l’avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu’elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. l’habileté de l’ouvrier paraît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique qui constituent la puissance du Maître.»

 

H.Bergson – L’Evolution créatrice – technique et histoire.

 

« Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de choses, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication. »

 

H.Arendt – Condition de l’homme moderne – les différents types de travail.

« Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vue sur terre est donnée à l’homme.

Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.

L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit le monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel.

L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont les hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. »

 

Alain – spécificité de la technique humaine.

« Il est remarquable que le monde animal ne fasse point voir la moindre trace d’une action par outil. Il est vrai aussi que les animaux n’ont point de monuments ni aucun genre d’écriture. Aucun langage véritable ne lie une génération à l’autre. Ils ne reçoivent en héritage que leur forme ; aussi n’ont-ils d’autres instruments que leurs pattes et mandibules, ou, pour mieux dire, leur corps entier qui se fait place. Ils travaillent comme ils déchirent, mastiquent et digèrent, réduisent en pulpe tout ce qui se laisse broyer. Au contraire, l’outil est quelque chose qui résiste, et qui impose sa forme à la fois à l’action et à la chose faite. Par la seule faux, l’art de faucher est transmis du père à l’enfant. L’arc veut une position des bras et de tout le corps, et ne cède point. La scie de même ; les dents de fer modèrent l’effort et réglementent le mouvement ; c’est tout à fait autre chose que de ronger. Tel est le premier aspect de l’outil. J’en aperçois un autre, qui est que l’outil est comme une armure. Car le corps vivant est aisément meurtri, et la douleur détourne ; au lieu que l’outil oppose solide à solide, ce qui fait que le jeu des muscles perce enfin le bois, la roche, et le fer même. Le lion mord vainement l’épieu, le javelot, la flèche. Ainsi l’homme n’est plus à corps perdu dans ses actions, mais il envoie l’outil à la découverte. Si le rocher en basculant retient la pioche ou le pic, ce n’est pas comme s’il serrait la main ou le bras. L’homme se retrouve intact, et la faute n’est point sans remède. D’où un genre de prudence où il n’y a point de peur. On comprend d’après ces remarques la puissance de l’outil. »

 

JONAS – Le principe responsabilité technique et nature.

 

« De même que nous ignorerions le caractère sacré de la vie si l’on ne tuait pas, et que le commandement «  tu ne tueras pas » ne ferait pas apparaître ce caractère sacré ; et que nous ignorerions la valeur de la véracité s’il n’y avait pas de mensonge, la liberté s’il n’y avait pas d’absence de liberté et ainsi de suite, de même aussi dans notre cas d’une éthique encore à chercher de la responsabilité à longue distance qu’aucune transgression actuelle n’a déjà révélée maintenant dans la réalité, c’est seulement la prévision d’une déformation de l’homme qui nous procure le concept de l’homme qu’il s’agit de prémunir et nous avons besoin de la menace contre l’image de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de menaces – pour nous assurer d’une image vraie de l’homme grâce à la frayeur émanant de cette menace. Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit : contrairement à toute logique et toute méthode, le savoir à ce sujet procède de ce contre quoi il faut se protéger. C’est ce péril qui  nous apparaît d’abord et nous apprend par la révolte du sentiment qui devance le savoir à voir la valeur dont le contraire nous affecte de cette façon. Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu. »

 

« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».

      On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l’humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.

      Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes les droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons pas même le droit de le risquer. Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n’a pas droit à l’existence puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend d’abord comme un axiome sans justification. »

 

Michel Serres – Le contrat naturel technique et nature.

      « Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise, ni celles-ci leurs résultats ou conditions stercoraires. Contrat d’armistice dans la guerre objective, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de l’hôte, alors que le parasite – notre statut actuel – condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience qu’à terme il se condamne lui-même à disparaître.

      Le parasite prend tout et ne donne rien ; l’hôte donne tout et ne prend rien. Le droit de maîtrise et de propriété se réduit au parasitisme. Au contraire, le droit de symbiose se définit par réciprocité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit. »

 

 PlatonProtagoras – mythe de Prométhée

 "C'était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l'intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution: " Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon oeuvre." La permission accordée, il se met au travail.

Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître.

Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines; à quelques-uns il attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce.

Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle, faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fa llait que l'homme sortît de la terre puor paraître à la lumière.

Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se décide à dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - puis, cela fait, il en fit présent à l'homme.

C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa: celle-ci en effet était auprès de Zeus; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole qui est la demeure de Zeus: en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que l'homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol.

Parce que l'homme participait au lot divin, d'abord il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines; ensuite il eut l'art d'émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d'abord dispersés, et aucune ville n'existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts qu'eux, et leur industrie suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à réciproquement, faute de posséder l'art politique; de telle sorte qu'ils recommençaient à se disperser et à périr.

Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, afin qu'il y eût dans les villes de l'harmonie et des liens créateurs d'amitié.

Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la pudeur et la justice: " Dois-je les répartir comme les autres arts ? Ceux-ci sont répartis de la manière suivante: un seul médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans; dois-je établir ainsi la justice et la pudeur dans la race humaine, ou les répartir entre tous ? " - " Entre tous, dit Zeus, et que chacun en ait sa part: car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts; en outre, tu établiras cette loi en mon nom, que tout homme incapable de participer à la pudeur et la justice doit être mis à mort, comme un fléau de la cité. "

Einstein - Correspondance

Ma responsabilité dans la question de la bombe atomique se traduit par une seule intervention : j’ai écrit une lettre au Président Roosevelt. Je savais nécessaire et urgente l’organisation d’expériences de grande envergure pour l’étude et la réalisation de la bombe atomique. Je l'ai dit. Je savais aussi le risque universel causé par la découverte de la bombe. Mais les savants allemands s’acharnaient sur le même problème et avaient toutes les chances de le résoudre. J’ai donc pris mes responsabilités. Et pourtant je suis passionnément un pacifiste et je ne vois pas d’un oeil différent la tuerie en temps de guerre et le crime en temps de paix. Puisque les nations ne se résolvent pas à supprimer la guerre par une action commune, puisqu’elles ne surmontent pas les conflits par un arbitrage pacifique et puisqu’elles ne fondent pas leur droit sur la loi, elles se contraignent inexorablement à préparer la guerre. Participant alors à la course générale aux armements et ne voulant pas perdre, elles conçoivent et exécutent les plans les plus détestables. Elles se précipitent vers la guerre. Mais aujourd’hui la guerre s’appelle l’anéantissement de l’humanité. 
Alors protester aujourd’hui contre les armements ne signifie rien et ne change rien. Seule la suppression définitive du risque universel de la guerre donne un sens et une chance à la survie du monde. Voilà désormais notre labeur quotidien et notre inébranlable décision : lutter contre la racine du mal et non contre les effets. L’homme accepte lucidement cette exigence. Qu’importe qu’on le taxe d’asocial ou d’utopique ?        
Gandhi incarne le plus grand génie politique de notre civilisation. Il a défini le sens concret d’une politique et sut dégager en tout homme un inépuisable héroïsme quand il découvre un but et une valeur à son action. L’Inde, aujourd’hui libre, prouve la justesse de son témoignage. Or la puissance matérielle en apparence invincible de l’Empire britannique a été submergée par une volonté inspirée par des idées simples et claires.

 

 

La découverte des réactions atomiques en chaîne ne constitue pas pour l’humanité un danger plus grand que l’invention des allumettes. Mais nous devons tout entreprendre pour supprimer le mauvais usage du moyen. Dans l’état actuel de la technologie, seule une organisation supra-nationale peut nous protéger, si elle dispose d’un pouvoir exécutif suffisant. Quand nous aurons reconnu cette évidence, nous trouverons alors la force d’accomplir les sacrifices nécessaires pour la sauvegarde du genre humain. Chacun de nous serait coupable si l’objectif n’était pas atteint à temps. Le danger consiste en ce que chacun, sans rien faire, attende qu’on agisse pour lui. Tout individu, avec des connaissances limitées ou même avec des connaissances superficielles fondées sur l’environnement technique, se sent tenu d’éprouver du respect pour les progrès scientifiques réalisés pendant notre siècle. On ne risque pas de trop exalter les réalisations scientifiques contemporaines, si on garde présents à l’esprit les problèmes fondamentaux de la science. Même chose que pendant un voyage en chemin de fer ! Observe-t-on le proche paysage, le train nous semble s’envoler. Mais observe-t-on les grands espaces et les grandes cimes, le paysage ne change que lentement. Il en est de même quand on réfléchit aux grands problèmes de la science. Il est sans intérêt à mon sens de discuter sur "our way of life" ou sur celle des Russes. Dans les deux cas un ensemble de traditions et de coutumes ne constitue pas un ensemble très structuré. Il est beaucoup plus intelligent de s’interroger pour connaître les institutions et les traditions utiles ou nuisibles aux hommes, bénéfiques ou maléfiques pour leur destin. Il faut alors tenter d’utiliser ainsi le meilleur désormais reconnu, sans se préoccuper de savoir si on le réalise actuellement chez nous ou ailleurs.

 


 



[1][1][1] Le moins bien partagé : le moins bien pourvu.

[2][2][2] Il lui est toujours loisible : il a toujours la possibilité de.

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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 12:01

Qu’attendons-nous de la technique ?
(éléments de cours)

 

Eléments d’introduction.

  L’idée d’attendre quelque chose de quelque chose ou de quelqu’un a plusieurs connotations. D’abord, cela nous demande de nous interroger sur les espoirs qui sont suscités par la technique. Ce n’est donc pas tout à fait la même chose que l’utilité de la technique – même si en un sens attendre quelque chose de quelque chose c’est espérer que cela nous soit utile, cad serve à quelque chose. Mais la technique peut permettre certaines choses, être utile à certaines choses, sans que ce soit pour autant ce que nous en attendons. Attendre quelque chose nous renvoie aussi à ce que nous pouvons demander, exiger de la technique. Ce que nous pouvons lui « ordonner » de nous procurer. Enfin, attendre quelque chose de quelque chose, c’est être passif. C’est donc paradoxal en un sens puisque la technique n’est pas une personne – elle est neutre et ne pourrait donc rien nous apporter que nous n’ayons choisi de lui demander. L’idée de la passivité que nous pourrions adopter à l’égard de la technique est donc paradoxal voire problématique.

Lorsque nous utilisons la technique, nous avons nécessairement un certain nombre d’attentes puisque la technique est un outil, cad un moyen que nous utilisons pour atteindre une fin déterminée. Ce que nous attendons de la technique, c’est donc d’abord ce pour quoi nous l’utilisons. Elle s’insère dans un projet. Donc ce que nous attendons d’elle, c’est que nous avons décidé pour elle, la raison pour laquelle nous la créons et l’utilisons.

Or, la technique n’est pas une personne, elle ne fait rien seule, elle ne fait rien sans nous. L’attente à l’égard de la technique peut-elle donc être purement passive. Ce que nous voulons voir se réaliser grâce à la technique ce n’est pas tout à fait la même chose que ce que nous attendons d’elle puisqu’elle n’est qu’un outil pour réaliser des projets qui sont les nôtres. Pourquoi alors placer nos espoirs dans la technique ? N’est-ce pas alors que nous lui attribuons une puissance et un pouvoir au-delà de ceux qu’elle a ? A quel projet la technique répond-elle ? A-t-elle une certaine autonomie ?

 

Proposition de plan.

 

I. Satisfaire nos besoins.

 

A. Nous avons besoin de la technique pour survivre. Ce que nous attendons donc de la technique, c’est d’abord qu’elle nous permette de survivre en nous permettant de satisfaire nos besoins, de nous protéger de la nature hostile qui nous entoure et de pallier nos insuffisances naturelles. Référence : Platon – Protagoras, Mythe de Prométhée.

  B. Ainsi, la technique se définit d’abord et avant tout comme moyen de réaliser notre intelligence, comme outil – c’est un moyen propre à la nature humaine. Elle sert non seulement à satisfaire nos besoins mais aussi à exprimer et réaliser notre nature. Référence : Aristote / Alain

  C. Ainsi, la finalité de la technique, ce que nous attendons d’elle, ce que nous souhaitons réaliser grâce à elle, c’est devenir « maître et possesseur de la nature », affirmer notre humanité dans la domination de la nature.. Référence : Descartes.

  Transition. Nous pouvons donc exiger de la technique qu’elle satisfasse nos besoins puisque c’est pour cela qu’elle est créée et utilisée. Or nous voyons qu’on ne l’utilise pas que comme moyen en vue de satisfaire cette seule fin. Dans l’ensemble des choses que produit la technique, il y a bien plus que de simples moyens de satisfaire nos besoins ou de maîtriser la nature. Les progrès que génère la technique vont au-delà de nos simples besoins et de la simple maîtrise d’un environnement naturel problématique. Quelles attentes remplit-elle alors ?

 

II. Satisfaire nos désirs.

  A. Nous attendons de la technique qu’elle transforme et améliore notre quotidien. Pas seulement nos besoins, mais tout le superflu qui constitue la culture et même le luxe. Le propre de la civilisation et donc de la nature humaine est de se définir par des époques qui correspondent à des moments de progrès techniques ou la technique nous procure toujours plus de superflu. Référence : Hegel / Arendt.

  B. De la sorte, nous attendons de la technique qu’elle satisfasse des désirs qu’elle a elle-même créés. Il y a dans la civilisation et grâce à la technique un emballement artificiel des besoins. Référence : Rousseau.

  C. Puisque la technique n’est pas seulement capacité à créer des outils mais capacité à créer des outils à créer des outils, ce que nous en attendons est indéfinissable : nous pouvons tout en attendre car son évolution est infinie et imprévisibles. Référence : Bergson.

 

  • Transition : Nous pouvons donc espérer que la technique satisfasse nos désirs, car son évolution infinie et imprévisible peut laisser espérer une infinité de choses. La technique ne devient-elle pas alors une fin en soi que nous attendons en elle-même sans même savoir ce qu’elle va nous apporter ? Sa puissance ne fait-elle pas que nous ne savons tout simplement plus quoi en attendre car elle acquiert une forme d’autonomie ? N’avons-nous pas fini par nous en remettre à elle, en oubliant complètement de la maîtriser ?

 

III. Espoirs fous et indéterminés.

  A. La technique procure le meilleur comme le pire. Nous ne savons plus ce que nous pouvons en attendre. Elle peut produire les effets inverses de ceux que nous espérions. Référence : Marx/Serres

  B. Nous en attendons donc le pire et le meilleur : nous craignons le pire et espérons le meilleur. Ainsi, en elle-même la technique est neutre : nous ne pouvons pas savoir quoi en attendre. Référence : Einstein.

  C. En définitive, nous avons perdu la capacité de nous projeter car la technique est devenue trop puissante pour que nous puissions en prévoir les effets à moyens et longs termes alors même que ces effets sont devenus potentiellement hyper-destructeurs. Nous ne savons plus ce que nous attendons de la technique et en avons fait le recueil utopique de toutes nos attentes car sommes désormais purement passifs devant sa puissance. Référence : Jonas

 

 

Eléments de conclusion.

 

  • Comme outil à faire des outils, la technique sert d’abord à satisfaire nos besoins. Mais nous en attendons à plus, précisément puisqu’elle est indéterminée et en perpétuelle évolution. Sa surpuissance actuelle en fait le lieu de recueillement de toutes nos utopies les plus folles.
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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 12:01

"La caractéristique commune, éthiquement importante (1) , dans tous les exemples cités est ce que vous pouvons appeler le trait « utopique » ou sa dérive utopique (2) qui habite notre agir sous les conditions de la technique moderne (3) – que celui-ci déploie ses effets sur la nature humaine ou non humaine ou que l’ « utopie » soit finalement planifiée ou non planifiée. Par le type et la simple grandeur de ses effets boule de neige (4) le pouvoir technologique nous pousse en avant vers des buts du même type de ceux qui formaient autrefois la réserve des utopies (5)." Jonas, le principe responsabilité 

 

1. Jonas pense notre rapport au progrès sous l’angle éthique. Le  problème que pose la technologie à partir du milieu du XXème siècle est celui de ses effets incontrôlables qui dépassent nos objectifs et nos prévisions. C'est le cas des "exemples" évoqués ici comme la prolongation de la vie par les techniques médicales ou les manipulations génétiques (OGM notamment). Dès lors, l’éthique de la société technologique doit rompre avec l’éthique traditionnelle : il ne s’agit plus seulement de réguler le rapport à nos contemporains mais aussi aux générations futures dont nous ignorons pourtant les besoins.

 

2. Ce qui caractérise la nouvelle donne du progrès technologique, c’est son caractère utopique. Ses effets dépassent tellement ce que nous pouvions en attendre et les progrès réalisés sont si considérables que nous pouvons entretenir la foi que le progrès permettra à l'heure humanité d'accéder toute entière au confort, au bien-être, et de mettre fin à toute forme de souffrance. 

 

3. La « technique moderne » nous invite à repenser les modalités de notre action. Le problème est paradoxalement celui de son efficacité. Mais il y a un revers au progrès considérables réalisés par la science : cette efficacité est telle qu’elle devient une menace pour la nature. L’éthique qui ne concernait jusqu’alors que le rapport entre les hommes doit donc désormais introduire un tierce terme : la nature dont la pérennité est nécessaire à notre survie.  

4. Car on risque un effet « boule de neige ». L’une des modalités de l’utopie consiste à penser que l’on pourra, par le progrès, rectifier ou réparer les effets imprévus de la technologie – résoudre le problème de l’eau par exemple en inventant des outils pour désaliniser l’eau de mer. Mais le problème est que ces nouveaux outils auront à leur tour des effets imprévus et qu’il faudra alors concevoir d’autres outils pour réparer ces nouveaux problèmes. Et ainsi de suite… 

 

5. Ainsi, la technique constitue une utopie d'un genre nouveau. Par le passé, l'utopie constitue un rêve pensé comme tel : celui d'une société idéale mais impossible à réaliser. La "dérive utopique" dont il est question ici est différente. Elle nous conduit à poursuivre comme atteignable un objectif indéfinissable, qui, à bien des égards, dépasse notre sagesse et notre capacité de prévision en raison de la puissance de la technique. De plus, nous y sommes conduits de manière automatique, non voulue, "non planifiée" par un progrès qui constitue une incessante fuite en avant. C’est l’idée même d’un progrès indéfini qui est remise en question : on ne peut le penser comme tel car notre sort est intimement lié à celui de la planète dont les ressources tendent à s’épuiser.

 


 

« En tant que valeur (1), la force de travail (2) représente le quantum de travail social (3) réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant (4). L’individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour son entretien ou pour sa conservation il a besoin d’une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance » (5).

 

Marx, Le Capital.

 

 

  1. Les marchandises sont des valeurs d’usage : leur utilité dépend de leurs qualités matérielles. L’acier et le bois n’ont pas la même valeur : ils ne permettent pas de faire les mêmes choses. La valeur d’échange est d’une autre nature : elle permet la comparaison. C’est le prix. Contrairement à la valeur d’usage, la valeur d’échange n’est pas naturellement dans la chose mais doit être fixée par l’homme.

     

  2. La force de travail désigne toutes les qualités dont l’individu vivant est doté (pas nécessairement physiques), qui sont utiles pour produire une marchandise.

 

  1. Ce qui permet de fixer la « valeur d’échange » des marchandises, c’est le temps de travail fourni pour les produire. Il ne s’agit pas du temps nécessaire à un individu, selon son habilité, sa rapidité, etc... C’est une moyenne : on évalue le temps moyennement nécessaire dans une société, selon l’habilité moyenne des ouvriers, les techniques dont ils disposent, etc... pour produire une marchandise. Il faut donc distinguer le « travail social » (moyen et abstrait) et le travail individuel réellement effectué.

     

  2. Il existe donc un hiatus entre la réalité du travail et son prix. La force de travail est achetée par l’employeur. Le salaire versé est le prix de la force de travail : sa valeur. Elle devient une marchandise. Donc son prix a les mêmes caractéristiques que les autres marchandises : il ne tient pas compte de la réalité vécue. On paye « le quantum (quantité) de travail social », moyen, que la force de travail réalise. On verse un salaire selon des critères moyens (habilité, temps moyens, coût moyen des besoins, etc...) alors que l’individu est une personnalité unique et vivante. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il peut produire et a besoin de travailler.

     

  3. En effet, le but du travail est d’assurer notre survie. « Se reproduire et se conserver soi-même » : subvenir aux besoins liés à notre personne. C’est grâce à cela que nous pouvons puisque notre force de travail n’est pas dissociable de notre personne: je ne la dépose pas au bureau le matin pour l’y récupérer le soir ! Dès lors, mon salaire doit correspondre au coût nécessaire pour continuer à vivre : le coût des « moyens de subsistance ».


 

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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 12:00

Le travail

 

Le travail est-il une activité aliénante ou au contraire nécessaire à la réalisation de soi ? L’homme travaille-t-il seulement parce qu’il n’a pas le choix ou se joue-t-il dans cette activité quelque chose de bien plus fondamental, nécessaire à notre existence d’homme et non de simple animal ? Le travail n’est-il bénéfique que par ce que nous en tirons : un salaire, ou ce que nous avons produit ? Mais ce que nous en obtenons compense-t-il justement ce que nous y laissons (notre santé, notre temps…) ? Une vie d’oisiveté est-elle envisageable ?

 

Les notions : La technique, l’art, la matière et l’esprit, la société, les échanges, la liberté.

 

Les auteurs : Arendt, Hegel, Kant, Marx, Nietzsche.


 

Qu’est-ce que le travail ?

 

Le travail est ce qui nous permet de vivre

Derrière le terme de travail, se cachent des réalités bien différentes. Spontanément, on désignera sans doute par là l’activité professionnelle. Il s’agit alors de l’activité que l’on exerce en échange d’un salaire qui nous permet de vivre. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que travailler c’est « gagner sa vie » ? Nous travaillons parce que nous n’avons pas d’autre moyen pour subvenir à nos besoins, primaires et secondaires, naturels et sociaux..

Plus généralement d’ailleurs, au-delà de la simple activité professionnelle, le travail désigne le labeur qui, par la transformation de la nature, nous permet d’en extraire les biens nécessaires à notre survie. Le paysan qui vit en autosubsistance travaille également. Même s’il n’exerce pas une activité salariée, il vit grâce à ce que le travail de la terre lui permet de produire. (-> la société et les échanges).

 

Le travail est une activité contrainte

Le travail est donc lié à la vie et à la survie et c’est la raison pour laquelle le travail a, historiquement, reçu une connotation négative. Ainsi, dans l’Antiquité, le travail est dévolu aux esclaves. Il désigne l’activité nécessaire pour satisfaire les besoins biologiques des hommes. Ce n’est pas parce qu’il n’est pas libre (prisonnier de guerre par exemple) qu’un homme est esclave et travaille. C’est, au contraire, parce qu’il est esclave et travaille qu’il ne peut pas être libre ( liberté). En effet, l’homme libre, le citoyen se doit d’être, disponible pour se consacrer aux activités proprement humaines (la philosophie, la politique), précisément parce qu’il est libéré des nécessités vitales grâce au travail réalisé par l’esclave. De même, dans la Bible, le travail (de la Terre, de l’accouchement) est la malédiction qui échoit à Adam et Ève. Parce qu’il est lié à notre corps et à notre nature animale, le travail est ainsi contraint, aliénant, connoté négativement.

 

Le travail est production d’œuvre

Mais cette activité pénible et laborieuse est aussi productrice. En se confrontant à la nature pour en extraire de quoi vivre, l’homme réalise une œuvre. Ce n’est pas la même chose que l’activité salariée. Mon emploi peut ne pas être un labeur, une activité productrice d’œuvre (c’est d’ailleurs le cas de la plupart des emplois dans une société comme la nôtre) et, inversement, mon loisir peut être un labeur (le jardinage par exemple).

Dans ce sens d’activité productrice, le travail devient positif. Il permet d’abord à l’homme d’affirmer sa liberté. Être capable de transformer la nature, nous permet de la dominer, de ne pas la subir mais au contraire d’en faire ce que nous voulons. Par là, nous affirmons et réalisons également notre humanité : seul l’homme est capable de travailler ainsi la nature et de la façonner à son image. Seul l’homme est capable de culture (-> culture), c’est-à-dire de production d’objets artificiels qui l’extraient de la nature et l’élèvent au-dessus d’elle. Le travail devient alors nécessaire à notre réalisation en tant qu’hommes et individus. Il est la condition de notre liberté. (-> liberté)

 

Le travail repose sur une organisation sociale

Dans sa dimension sociale, il participe aussi de notre réalisation. En tant qu’activité salariée, le travail suppose en effet une organisation sociale : des échanges d’une part (la division du travail implique que les individus échangent les produits de leur travail directement ou par l’intermédiaire de la monnaie), et, d’autre part, une hiérarchisation sociale entre ouvriers, propriétaires du capital, c’est-à-dire entre employeurs et employés. (-> la société et les échanges).

Cette hiérarchisation sociale est aliénante pour celui qui travaille. Il n’est en effet plus en mesure de disposer librement de lui-même, ni de son corps, ni de son temps. Mais cette dimension sociale du travail lui donne aussi un aspect positif : par l’activité professionnelle, l’individu développe un rapport aux autres et est inséré dans la société à laquelle il appartient et dont il a besoin non seulement pour vivre mais aussi pour exister en tant qu’être humain.

 


 

La problématique clé

 

L’homme se réalise-t-ilpar le travail ?

Le travail est ambivalent. Il peut sembler aliénant car il est pénible et contraint. Nous n’avons pas d’autre choix que de travailler pour vivre, et cette activité constitue un labeur qui représente une réelle souffrance physique, psychologique. Mais pourrions-nous pour autant mener une existence purement oisive ? Le travail nous permet de nous confronter avec la nature et d’en extraire une œuvre. N’est-ce pas alors aussi ce qui nous permet de nous libérer de la nature ? N’est-ce pas la condition de la réalisation de notre identité, de notre humanité ?

 

La réponse de Marx

Le travail est source d’aliénation et d’exploitation. Le travailleur, en vendant sa force de travail, se déshumanise.

«

La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre. Mais la manifestation de la force de travail, le travail, est l’activité vitale propre à l’ouvrier, sa façon à lui de manifester sa vie. Et c’est cette activité vitale qu’il vend à un tiers pour s’assurer les moyens de subsistance nécessaires. Son activité vitale n’est donc pour lui qu’un moyen de pouvoir exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même, le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. Ce qu’il produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, ce n’est pas l’or qu’il extrait du puits, ce n’est pas le palais qu’il bâtit […]. C’est le salaire […]. »

Marx, Travail salarié et capital, 1849, traducteur,
éditeur, situation dans l’ouvrage.

 

Ce que veut dire Marx

Se fait salarié celui qui n’a d’autre choix que de se vendre lui-même pour vivre : il n’est ni artisan, ni agriculteur et ne peut donc, pour assurer sa subsistance, rien vendre d’autre que lui-même. Il fait donc de sa force de travail une marchandise. La force de travail désigne toutes les capacités utiles de l’individu. Ce n’est pas que la force physique, mais aussi tout ce qui chez l’individu peut être utilisé pour produire des marchandises : en bref, les compétences. Mais le propre de cette force de travail est qu’elle est indissociable de l’individu vivant. Je ne me réduis pas à mes compétences professionnelles, et pourtant c’est moi qui travaille. Je ne peux pas déposer la force de travail le matin à l’usine et passer la chercher le soir !

C’est pourquoi, dit Marx, l’individu « sacrifie sa vie » en travaillant ou, selon l’expression courante, « perd sa vie à la gagner ». Car c’est là le paradoxe de l’activité salariée. Son but est bien le salaire (et non ce qui est produit), c’est-à-dire la vie puisque ce salaire va permettre au travailleur de subvenir à ses besoins vitaux : se nourrir, se loger, se vêtir, voire se divertir ! Et pourtant, notre vie est aussi ce que le travail nous coûte. La force de travail ne peut être productive qu’à la condition de constituer une dépense d’énergie qui permet justement de produire des marchandises. Or cette « activité vitale » que l’ouvrier déploie en travaillant n’a de sens pour lui qu’en dehors du travail. La vie, dit Marx plus loin, ne commence que lorsque le travail prend fin. « À la table, à l’auberge, au lit ».

Ainsi, en vendant sa force de travail, le salarié s’aliène car il vend sa vie même. Vendre quelque chose, c’est en transférer la propriété : l’épicier qui vend une bouteille d’huile n’en est plus le propriétaire et, dès lors, il ne lui appartient pas de décider ce que l’acheteur en fait. S’il veut l’utiliser pour se faire un masque capillaire ou la jeter à la poubelle, libre à lui ! Parce qu’il a acheté la bouteille d’huile, il peut en disposer librement. Donc le propriétaire de la force de travail, qui emploie l’ouvrier, achète aussi le droit de disposer de cette force, soit, in fine, de la personne même. L’ouvrier s’aliène car il ne peut plus disposer librement de lui-même ni de son temps. Je ne peux pas prétendre utiliser librement mon temps dès lors que je perçois un salaire en échange duquel je dois fournir un travail.

L’homme ne se réalise donc pas dans le travail qui est source d’aliénation et d’exploitation ; les hommes, déshumanisés, finissent par avoir moins de valeur que les marchandises qu’ils produisent, s’étant eux-mêmes faits marchandises.

Le débat philosophique

Dans la conception de Marx le travail, sous sa forme salariée, est une source d’aliénation qui nuit aux hommes et, loin de leur permettre de se réaliser, va au contraire les déshumaniser et les réduire à l’état de choses. Mais il ne s’agit là que du travail salarié. La réponse sera tout autre si l’on s’intéresse au travail comme production d’œuvre ou plus généralement comme effort par opposition à l’oisiveté. D’ailleurs, dans d’autres passages du Capital, et notamment dans le texte sur « l’abeille et l’architecte », Marx livre une analyse positive du travail comme production d’œuvre, activité proprement humaine. Celui-ci est en effet une activité de l’esprit : ce que l’architecte réalise, il a d’abord dû le penser. Dès lors, le travail, artisanal par exemple, est utile et même nécessaire à la réalisation de notre humanité. L’homme se réalise par le travail car celui-ci, même s’il peut dans certaines conditions s’avérer aliénant, reste la condition de l’affirmation de notre humanité, de notre liberté, de notre intelligence.

 

Le travail comme effort vaut mieux que l’oisiveté…

L’absence de travail, l’oisiveté ne permettent pas à l’homme de se réaliser en tant qu’individu ni en tant qu’homme. Certes le travail est pénible et est un effort. Mais grâce à cet effort l’homme échappe à son inertie naturelle et s’élève au-dessus de sa condition initiale, au-dessus de son animalité. Cet effort est à l’origine de la culture, que l’homme produit pour échapper à la nature. Qu’on entende par travail un effort intellectuel ou physique, l’homme ne peut atteindre sa destination, réaliser sa nature véritable, s’il ne produit aucun effort, de même finalement que quelles que soient mes dispositions, je ne peux en faire quelque chose que si je ne fournis un travail pour les développer (si j’ai une disposition au chant, je n’en ferai rien si je ne m’exerce pas).

La malédiction d’Adam et Eve : une bénédiction ?

Dans les Réflexions sur l’éducation, Kant inverse ainsi la connotation du travail telle qu’elle existe dans la Bible. Celui-ci n’est plus une malédiction mais au contraire une bénédiction. S’ils n’avaient pas été chassés du jardin d’Éden, Adam et Ève y seraient restés éternellement et, dans ce paradis, n’auraient eu à produire aucun effort. Ils seraient alors restés à l’état animal sans développer, à cause de leur oisiveté, les dispositions qui sont les leurs en tant qu’êtres humains. Ils auraient, en définitive, vécu dans l’ennui le plus total.

 

 

 

 

…car si le travail est pénible, c’est qu’il est productif…

L’effort que constitue le travail est aussi bénéfique car il est productif : il s’agit de l’effort nécessaire pour produire quelque chose, pour transformer la matière de la nature en un objet ou une œuvre artificielle. Dans ce sens, l’effort que représente le travail n’est pas vain. Il ne s’agit pas de supporter une activité pénible pour le simple plaisir de souffrir ! Par le travail, nous produisons un objet, une œuvre, et en ce sens l’art est fondamentalement une forme de travail. Cette œuvre est l’incarnation de notre liberté, de notre humanité, de notre identité. De notre liberté d’abord car si nous l’avons produite, c’est parce que nous sommes capables de dominer la nature et de la transformer à notre gré. De notre humanité, car par là nous nous extrayons de la nature et de notre animalité pour affirmer la nature raisonnable de l’homme. De notre identité enfin car l’œuvre est avant tout à notre image, le reflet de l’individu que nous sommes.

L’esclave : maître du maître ?

Dans la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel inverse le rapport entre les deux hommes. Parce qu’il travaille, l’esclave est en définitive plus libre que le maître. Celui-ci, qui ne se confronte jamais à la réalité, est dans un rapport virtuel au réel. L’esclave au contraire, parce qu’il affronte la matière, la nature, pour la transformer par son travail, accède ainsi à une réelle conscience de soi (il sait qui il est réellement, ce qu’il est capable de faire et de ne pas faire) et à la liberté (il n’est pas tributaire de la nature qu’il sait au contraire dominer). Son rapport à la nature lui permet de prendre conscience de ses limites, c’est-à-dire de se définir. C’est donc l’esclave et non le maître, qui est véritablement libre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le travail est donc nécessaire à la réalisation de soi. Ce n’est pas qu’une activité aliénante. C’est aussi l’activité qui nous rend véritablement hommes.
…mais il faut se méfier de la survalorisation du travail dans nos sociétés.

Dans cette perspective, le travail fait dans certaines sociétés, à certaines époques, l’objet d’une réelle glorification. Il ne s’agit plus alors seulement de s’intéresser au travail en tant qu’activité réelle, mais aussi d’interroger la valeur que la société lui attribue. En le définissant comme l’activité nécessaire à la réalisation de notre humanité, en cherchant, dans l’organisation économique et sociale, à accroître la croissance purement économique ou le productivisme, les nations modernes tiennent sur le travail un discours qui relève presque du religieux. C’est notamment la critique que Nietzsche fait du travail, en tant que valeur, dans Aurore. Encore une fois, il ne s’agit pas de contester ce que le travail peut avoir de nécessaire, pour vivre notamment. Ce à quoi Nietzsche s’attaque, c’est à la place qu’occupe le travail dans les sociétés industrielles du XIX° siècle. Survalorisé, celui-ci devient en effet un outil de contrôle des individus et de sécurisation des sociétés. Les conditions particulièrement pénibles de travail de l’époque épuisent les individus qui, au terme de ce processus, ne disposent plus d’aucune énergie pour s’affirmer comme individus ni se soulever contre l’ordre social qu’ils subissent.

 

Ainsi, sans doute le travail est-il nécessaire, à la vie purement biologique mais aussi à notre existence d’être humain. Encore faut-il donc ne pas y voir le seul lieu de notre réalisation. Encore faut-il aussi sans doute distinguer les différents types d’emploi. On ne se réalise pas de la même manière par son travail selon que l’on est éboueur ou chercheur, ouvrier ou avocat.

 

 

En bref

Définition du travail

Référence initiale (dimension négative du travail)

Renversement (dimension positive du travail)

Activité pénible, labeur source de souffrance mais aussi effort nécessaire à la culture.

La Bible, La Genèse, Adam et Ève. (« Tu accoucheras dans la douleur », « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »).

Kant, Réflexions sur l’éducation. C’est une bénédiction et non une malédiction qu’Adam et Ève aient été chassés du jardin d’Éden.

Activité contrainte liée aux besoins vitaux mais aussi activité productrice d’œuvre.

Le statut de l’esclave dans les sociétés antiques : parce qu’il travaille, il ne peut être libre.

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, « dialectique du maître et de l’esclave ». Seul l’esclave est véritablement libre car lui seul travaille.

Activité salariée, aliénante mais aussi lieu privilégié de socialisation

Marx, Travail salarié et capital. Le travail salarié est une source d’aliénation et d’exploitation du travailleur.

L’organisation sociale du travail en fait un lieu privilégié de rapport à l’autre et d’insertion dans la société, essentiels à notre humanité et à notre survie.

 


 

Les sujets possibles

 

Les dissertations

Que gagne-t-on en travaillant ?

Le travail est une activité productrice : on obtient quelque chose au terme de ce processus, que ce soit un salaire (emploi) ou un objet (travail artisanal). Mais il est aussi coûteux : on y laisse du temps, de l’énergie… Toute la question est alors de savoir comment s’effectue la balance. Ce que nous gagnons en travaillant a-t-il plus de valeur que ce que nous y laissons (un profit est alors réalisé) ? Ou n’est-ce qu’une juste compensation de ce qui est donné par le travailleur (il n’y a alors pas de gain réel car le résultat est nul) ? Ne peut-on pas même considérer que nous sommes perdants (ce que nous sacrifions en travaillant a plus de valeur que ce que nous en obtenons) ?

 

Le travail permet-il de prendre conscience de soi ?

Le travail est une activité productrice d’œuvre. L’objet produit par le travail reflète l’individu que nous sommes. C’est le cas pour l’œuvre d’art, qui est comme un miroir de nous-mêmes, mais c’est plus généralement le cas pour toute œuvre. Le travail semble ainsi nécessaire à la conscience de soi car il nous permet de nous regarder nous-mêmes par l’intermédiaire d’un objet dont nous sommes le créateur. Pourtant, parce qu’il est, comme activité salariée, synonyme d’aliénation, ne peut-il pas nuire à la prise de conscience de soi en étant, au contraire, source de déshumanisation ? Comme activité contrainte, pénible, liée à la survie, ne nous renvoie-t-il pas plus à notre animalité qu’à notre conscience d’être humain ?

 

Que vaut l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel ?

Le travail désigne l’effort fourni par opposition à l’oisiveté. Cet effort peut-être aussi bien physique, manuel  qu’intellectuel. Toutefois, cela signifie-t-il pour autant que ces deux types d’activités soient de même nature ? Le travail intellectuel, nécessaire à la culture et donc à notre humanité, n’a-t-il pas plus de valeur que le travail manuel ? Mais, à l’inverse, le travail manuel, qui nous permet de dominer la nature et donc de nous en libérer, n’a-t-il pas autant voire plus de valeur que le travail intellectuel ? Peut-on ainsi opposer ces deux types de travail ou ne sont-ils pas fondamentalement également nécessaires ?

 

 

Travailler, est-ce seulement être utile ?

Nous travaillons pour produire le salaire ou les biens qui vont nous permettre de nous nourrir, nous loger, nous vêtir, etc… La société étant organisée autour de la coopération des métiers et des échanges des produits du travail, le travail n’est-il pas une activité qui n’a de sens que par ce qu’elle est utile, productrice ? Mais travailler, ce n’est pas seulement produire ou avoir un emploi. Le travail désigne aussi l’activité de transformation de la nature. Dès lors, n’a-t-il  pas d’intérêt justement parce qu’il est inutile, gratuit, comme peut l’être le travail de l’artiste par exemple ? Mais, parce qu’il n’est pas utilitaire, est-il pour autant inutile ? Le travail n’est-il pas, au contraire, essentiel à la réalisation et à l’affirmation de notre humanité et de notre liberté ?

 

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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 11:59

TL – TS – DM N°2

Traitez AU CHOIX l’un des sujets suivants à l’aide des documents distribués.

 

DISSERTATION

 

La technique transforme-t-elle réellement l’homme ?

 

OU

 

Faut-il faire tout ce qui est techniquement possible ?

 

EXPLICATION DE TEXTE

« La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l'homme doit « s'adapter » à la machine ou la machine s'adapter à la « nature » de l'homme. (...) Pareille discussion ne peut être que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de notre existence ultérieure, l'homme s'est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes. L'intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc plutôt au fait que cette question d'adaptation puisse même se poser. On ne s'était jamais demandé si l'homme était adapté ou avait besoin de s'adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l'adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d'artisanat, à toutes les phases du processus de l'œuvre, restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu'il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes, en tant que tels, s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que, pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. »

 

Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (1958)

 

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

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15 janvier 2015 4 15 /01 /janvier /2015 16:07

 

 

LA LIBERTE PEUT-ELLE ETRE UN FARDEAU ?

 

Eléments d’introduction.

 

  • un fardeau : poids, contrainte, qui m’empêche d’avancer, me retarde, ou qui pèse tout simplement lourdement sur mon sort et mes actions. Par ailleurs, puisque c’est un poids, le fardeau est quelque chose dont il est légitime de chercher à se débarrasser.

  • connotation négative du fardeau par opposition à la connotation positive de la liberté. Plus encore, la liberté c’est justement la possibilité de faire ce que je veux donc paraît être opposé au fardeau.

  • la liberté implique ainsi des responsabilités – rendre des comptes de nos actes devant diverses instances : ne peut-elle pas en ce sens être un fardeau.

  • il fallait ne pas oublier « peut » et « être dans l’analyse. Le « peut » peut se comprendre ainsi au sens de « est-il possible (théoriquement, logiquement, mais aussi contrairement dans les faits) que la liberté soit un fardeau ? » (possibilité de fait) mais aussi « est-il légitime de dire que la liberté est un fardeau ? » (possibilité de droit). Quant au verbe être, on peut l’entendre au sens d’être définie comme (la liberté peut-elle être définie comme un fardeau), être vécue (se manifester comme, avoir l’apparence de) et enfin être considérée comme.

  • Est-il possible de définir la liberté comme un fardeau ? Est-il légitime de la considérer comme telle ?

 

I. Liberté et absence de contrainte.

 

A. Point de vue logique.

Définition la plus simple et la plus large de la liberté : la liberté, c’est l’absence de contrainte. Par définition le fardeau est une entrave donc une contrainte – par conséquent la liberté ne peut pas être définie comme un fardeau ce serait une contradiction logique, une absurdité. [il s’agit ici de la liberté comme absence de contrainte]. Montesquieu, L'esprit des lois, Hegel, Esthétique, p.25-26

 

B. Point de vue historique/politique.

La liberté s’entend d’abord dans une dimension politique. En tant que telle, elle consiste bien à lutter contre les fardeaux, les contraintes que l’on peut subir. Elle est le contraire du fardeau et de l’oppression – comme les prouvent les luttes historiques menées pour la liberté. Arendt – « Qu’est-ce que la liberté ? » (La crise de la culture) [il s’agit ici de la liberté dans le sens politique du terme].

 

 

C. Point de vue pratique : liberté et animalité.

La liberté bien comprise autonomie est ainsi le contraire de lesclavage et de lanimalité, ce qui fait de nous des hommes à proprement parler. Bergson La pensée et le mouvant, la liberté, comme liberté créatrice, cest bien ne subir absolument aucun déterminisme très exactement le contraire du fardeau en ce que celui-ci est oppressant. [il sagit ici de la liberté définie par opposition au déterminisme].

 

 

Tr. La liberté, par définition, ne peut pas être un fardeau : ce serait absurde de dire une telle chose car au contraire la liberté est ce qui nous sort de la contrainte, nous sauve de l’esclavage et de l’animalité, nous fait accéder à une véritable humanité. Cependant, ne peut-elle pas avoir des effets négatifs qui font qu’elle est vécue, ressentie concrètement comme un poids lourd à porter même si ce n’est pas ce qu’elle est dans son essence ?

 

II. Les effets négatifs de la liberté.

 

 

  1. Une indétermination à double tranchant.

Puisquelle soppose au déterminisme, la liberté est fondamentalement indétermination, cest-à-dire quelle peut nous porter vers le pire comme vers le meilleur. Rousseau Second Discours. [il sagit ici de la liberté comme libre-arbitre, liberté de choix].

 

  1. Les heurts des libertés.

Ainsi, les effets négatifs qui sont dus au fait que les libertés entre elles peuvent avoir du mal à coexister pacifiquement et donc sannuler lune lautre. Hobbes Leviathan. On peut aussi se référer à la liberté comme liberté dindifférence de Descartes, qui conduit à lincapacité de faire un choix (cf. lâne de Buridan) alors que la liberté éclairée est elle supérieure, de meilleure qualité. [on retrouve ici la liberté comme absence de contrainte].

 

 

C.  Liberté, responsabilité, angoisse

En raison de ces effets négatifs, la liberté saccompagne de responsabilité : puisque la liberté peut savérer néfaste, des règles sont nécessaires ainsi que des instances devant lesquelles rendre des comptes. La liberté totale saccompagne ainsi dune responsabilité totale, qui nest pas sans générer une certaine angoisse. Sartre Lexistentialisme est un humanisme.

 

TR. Ainsi la liberté peut être vécue, ressentie comme un poids – et non plus une contrainte – qui pèse sur nos épaules en permanence : poids de la responsabilité, poids du devoir moral. Est-ce que cela veut dire que nous devons ou pouvons nous en débarrasser ? Avons-nous le droit de considérer la liberté comme un poids dont il faudrait se défaire ?

 

III. Liberté et responsabilité.

 

A.  Une tâche absurde.

Puisque cette liberté est inscrite dans notre nature, participe de notre humanité, il serait de toute façon vain de chercher à nous débarrasser. « Nous sommes condamnés à être libres ». Ce n’est pas un fardeau momentané, qui grève pour quelque temps seulement notre route, c’est notre sort.

 

B.  Le refus de la servitude volontaire.

Puisque cest notre sort, il faut laccepter et nous en accommoder. Le refuser serait commettre une grave faute pour nous. Diderot Lettre à Helvétius. Ce serait remettre en question les « droits sacrés de lhomme ».

 

C.  Le devoir de liberté.

Si la liberté est un fardeau difficile à porter et à assumer, elle ne doit pas lêtre, nous ne devons pas chercher à nous en défaire nous commettrions sinon un véritable crime contre lhumanité. Kant Quest-ce que les Lumières ? Notre devoir moral est de lassumer et de nous en montrer dignes. Cest un devoir qui simpose pour nous mais aussi pour les autres, pour lhumanité dont nous sommes en partie responsables. [nous aboutissons ici à la définition de la liberté comme autonomie morale].

 

 

Eléments de conclusion.

 

La liberté peut de fait être un fardeau source d’angoisse par l’ampleur des responsabilités qui nous incombent. En revanche, elle ne doit pas l’être – car chercher à nous en défaire c’est alors renoncer à toute humanité pour nous et pour les autres.

 

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9 janvier 2015 5 09 /01 /janvier /2015 11:48

LE BONHEUR N’EST-IL QU’UNE ILLUSION ?

Eléments de corrigé

 

 

Le bonheur peut être défini comme un état de satisfaction total et durable. Cela signifie qu’être heureux nécessite que je parvienne à combler tous mes désirs pour n’éprouver aucun manque, à tenir éloigner de moi toute souffrance et tout souci. Or, un tel objectif n’est-il pas une chimère irréalisable ? En effet, est-il possible pour un être humain de combler parfaitement tous ses désirs et de ne connaître aucun souci ? Lorsque nous parvenons à combler un manque, un autre ne surgit-il pas immédiatement ? Et quand bien même je parviendrai à me satisfaire pleinement, comment m’assurer que je ne subirai pas, dans le cours des événements que je ne maîtrise pas, des situations qui me causeront souci et souffrance ? Il semble donc qu’on puisse en conclure que le bonheur n’est qu’une chimère impossible à atteindre. Pourtant, il n’est pas faux de dire que tous les hommes cherchent le bonheur. Même s’ils mettent derrière ce même mot des réalités bien différentes, il reste néanmoins juste de dire que chaque homme, à sa manière, mène son existence en poursuivant comme but son propre épanouissement, la réalisation de lui-même, c'est-à-dire en essayant d’atteindre un état dans lequel il puisse vivre en pleine adéquation avec sa personne. Or, si le bonheur n’est qu’une illusion, cela signifie qu’il n’existe pas, que ce n’est qu’un leurre, une tromperie, une idée vaine. Alors, cela signifierait que les hommes seraient universellement à la recherche de quelque chose qui n’existe pas. Une telle chose est-elle pensable ? D’ailleurs, si nous cherchons tous le bonheur, n’est-ce pas aussi parce qu’il nous arrive de l’éprouver et que nous souhaitons retrouver cette sensation ? Dès lors, ne faut-il pas admettre que le bonheur ne se résume pas à une simple illusion mais constitue bien un objectif réel, même si nous avons du mal à l’atteindre. Si cet objectif continue à habiter chacun d'entre nous, n'est-ce pas qu'il y a dans le bonheur autre et chose et plus qu'une simple illusion, que nous y trouvons un idéal utile et nécessaire à la vie?

C’est pourquoi il est difficile de dire si le bonheur n’est qu’une illusion. En effet, le bonheur n’est-il qu’un idéal de pleine satisfaction impossible à atteindre ou est-il possible d’être réellement heureux, si oui comment ?

Nous verrons dans un premier temps que le bonheur n’est pas qu’une illusion car la quête universelle du bonheur s'explique par l'existence d'un réel sentiment de bonheur. Pourtant, est-il possible d’atteindre un état de satisfaction total et durable. Mais, si le bonheur est impossible à atteindre, n’est-il pour autant qu’une illusion, un leurre ? Ne peut-il pas être un idéal ou un espoir nécessaire et positif ?

 

 

Le bonheur peut-être défini comme un état de satisfaction total, de bien-être absolu. Il est synonyme de plénitude. La plénitude désigne ce que nous ressentons lorsque nous nous sentons complets, parfaits, dans le sens où plus rien ne nous fait défaut. Or, dans ce sens, nous pouvons dire que tout homme veut être heureux. Il est toujours difficile et dangereux de se prononcer ainsi de manière très générale, mais nous pouvons pourtant affirmer que chacun souhaite le bonheur. En effet, si l’on entend par là un état de plénitude dans lequel l’individu se réalise pleinement, le bonheur qui correspond à chaque individu dépendra du coup de la personnalité de chacun. Alors, en disant que chacun cherche le bonheur, je ne me prononce pas sur la nature ou le contenu de ce bonheur. Il s’agit juste de dire que l’existence humaine est toujours commandée par la recherche ce qui, pour chaque individu, correspond à son identité. Celui qui fuira la richesse et cherchera la pauvreté ou celui qui cherche la souffrance à travers la culpabilité trouvera le bonheur dans la spiritualité et les satisfactions procurées par la foi. 

Ainsi, Aristote, dans L’Ethique à Nicomaque, explique-t-il que le bonheur est la fin suprême et la fin universellement partagée. Toute activité est orientée, poursuit une fin, un objectif. Les actes purement et totalement gratuits n’existent pas. Or, d’une part, le bonheur constitue la seule fin universellement partagée. C’est, comme nous l’avons dit, ce que cherchent tous les hommes. D’autre part, cette fin est la fin suprême car c’est la seule fin en soi. Nous cherchons le bonheur pour lui-même et non comme un moyen en vue d’autre chose. Nous voulons être heureux pour être heureux et pour aucune autre raison. Par conséquent, il paraît difficile de dire que le bonheur n’est qu’une illusion : ce serait en effet supposer que les hommes cherchent tous universellement quelque chose qui n’existe pas. L’illusion est en effet irréelle : elle n’existe pas, elle est le produit de l’imagination, une fiction de l’esprit. Si nous reconnaissons que le bonheur n’est qu’une illusion, nous admettons ainsi que celui-ci n’existe pas et devons donc en déduire que l’humanité, collectivement et universellement, est à la recherche d’un objectif qui est inexistant. La majorité n’a certes pas force de loi, mais il faut bien admettre que si les hommes cherchent universellement le bonheur, on est en droit de supposer que celui-ci n’est pas qu’une illusion. 

 

Or, si tous les hommes cherchent le bonheur, c'est qu'ils l'ont pour la plupart déjà éprouvé et qu'ils cherchent à retrouver ce sentiment vécu et souvent perdu. Il s’agit en effet d’un sentiment intense dans lequel l’ensemble de notre personne semble enfin en adéquation avec elle-même. Pour éprouver un tel bonheur, il n’est pas nécessaire qu’il dure. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous savons que nous avons été heureux à certains moments de notre existence même si nous ne le sommes plus ou si cet état n’a pas duré. Pour autant, l’intensité des sensations éprouvées à ces occasions distingue ces bonheurs du simple plaisir, qui lui est ponctuel et limité. Dans le bonheur, il y a une intensité qui ne se trouve pas dans le plaisir. Il y a aussi une complétude qui ne se trouve pas dans le plaisir : le bonheur est une satisfaction de toute ma personne, alors que le plaisir se limite à une satisfaction sensible. Dès lors, ayant connu et éprouvé quelque chose comme le bonheur, ayant vécu un tel sentiment, nous pouvons dire que le bonheur existe réellement, que c’est un sentiment bien réel et pas une simple illusion.

Dans Madame Bovary  de Gustave Flaubert, l'héroïne éprouve un tel sentiment lors du bal à la Vaubyessard. Ce bal représente pour Emma un moment où elle peut s'élever au-dessus de la pesanteur de son quotidien pour être enfin elle-même, pour toucher à l'existence de luxe et d'élégance à laquelle elle aspire et pense être destinée. Le bonheur éprouvé par la jeune femme à ce moment-là du livre est bien réel et sincère. Pourtant, son existence est déjà empêtrée dans une monotonie source d'insatisfaction. C'est d'ailleurs pour sortir de cette monotonie qu'Emma entretiendra par la suite le souvenir de ce bal, synonyme de bonheur réel. Dans le film de Claude Chabrol tiré du roman, la scène de bal est notamment représentée par le tourbillon des robes des danseuses. Ce tourbillon semble illustrer ce sentiment d'exaltation, d'ivresse que constitue le bonheur, quand bien même il ne s'agit là que d'une parenthèse fugace dans notre existence. Ainsi, même s'il ne dure pas, même si par ailleurs notre existence est source d'insatisfaction plus que de satisfaction, nous pouvons éprouver un réel sentiment de transport, d'exaltation qui nous fait sentir que nous sommes enfin pleinement nous-mêmes et qui, pour nous, correspond au bonheur. C'est ce sentiment que nous cherchons à retrouver dans notre quête universellement partagée du bonheur.

 

 

On peut donc conclure que le bonheur n’est pas qu’une illusion puisque nous l’éprouvons, ce qui explique pourquoi tous les hommes le cherchent. Pourtant, si nous vivons des périodes de plénitude, ces périodes durent rarement. Or, le bonheur, défini comme satisfaction totale, suppose une absence de trouble, de souci de manière durable. Si mon sentiment de plénitude est intense mais ne dure pas, ne parlera-t-on pas alors plutôt d’une simple période de bonheur ? Dans sa définition, le bonheur ne suppose-t-il pas une certaine durée et continuité ? Mais alors, est-il possible d’être pleinement satisfait de manière durable ? Le bonheur n’est-il pas toujours illusoire ? Nous pouvons peut-être avoir l’impression d’être heureux mais dans la mesure où nous éprouvons un sentiment intense et ponctuel, mais, justement, ne confondons-nous pas alors le sentiment de bonheur et le bonheur réel ? Si nous éprouvons un sentiment de bonheur, cela suffit-il à dire que le bonheur existe réellement ? Il peut, en effet, y avoir une différence entre ce que je perçois intérieurement et la réalité du monde extérieur.

 

En effet, le bonheur se définit comme un état de satisfaction total et durable. Or, pour plusieurs raisons, un tel état semble impossible à atteindre. D’abord, il semble impossible de satisfaire tous nos désirs. En effet, le désir n’est pas uniquement déterminé par l’objet qui nous est extérieur. Si nous ne désirions les choses qu’en raison de leurs qualités, nous désirerions tous les mêmes choses ou les mêmes personnes. Or, ce n’est pas le cas. Ainsi, le désir est au moins autant dépendant de la structure du sujet que de la structure de l’objet. Dès lors, cela explique que, même lorsque nous parvenons à satisfaire un désir ponctuellement, cela ne suffit pas à mettre fin au désir structurellement. Ainsi, les désirs ne sont jamais pleinement satisfaits car ils se succèdent les uns aux autres.

C’est ce que répond Socrate à Calliclès dans le Gorgias. Dans ce texte, Gorgias explique en effet à son interlocuteur que, pour être heureux, il faut laisser libre cours à ses désirs et essayer de tous les satisfaire, si on le peut. Or, Socrate montre qu’une telle attitude ne procure jamais le bonheur car c’est, comme il l’explique, comme vouloir remplir incessamment des tonneaux percés : une tâche sans fin et jamais renouvelé. Ainsi, la première raison pour laquelle l’idée de bonheur n’est qu’une illusion qui n’existe pas réellement, un leurre impossible à atteindre, c’est que l’état de satisfaction totale n’existe pas. Lorsque nous obtenons satisfaction sur un point, un autre désir surgit, qui nous rend insatisfaits.

Même si nous arrivions à mettre fin au désir, nous ne serions pour autant pas heureux. En effet, l’autre raison pour laquelle le bonheur n’est qu’une illusion tient au fait que la satisfaction de nos désirs est une déception. Lorsque nous désirons quelque chose, c’est qu’elle nous fait défaut, qu’elle nous manque. Or, en l’absence de cette chose que nous désirons, nous imaginons ce que nous éprouverons et ressentirons lorsque notre désir sera enfin satisfait et que nous prendrons enfin possession de l’objet désiré. Nous en jouissons par anticipation. Or, la toute-puissance de notre imagination est bien supérieure à notre capacité finie à réaliser nos désirs et volontés dans la réalité. Du coup, logiquement, la réalisation de nos désirs n’est souvent pas à la hauteur de ce que nous avions imaginé, la brièveté de la satisfaction ne compense pas la longueur de l’attente et les efforts fournis pour que les désirs soient réalisés. C’est pourquoi nous ne parvenons jamais à être pleinement satisfaits : nous sommes déçus quand nous devrions être heureux.

C’est ce qu’explique Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Il montre en effet que le désir ne débouche jamais que sur une déception, et que c’est la raison pour laquelle nous ne parvenons pas à être heureux. Ce qui devrait faire notre bonheur en nous procurant satisfaction fait en réalité notre malheur en nous décevant. Dès lors, le bonheur n'est qu'une illusion au sens d'un leurre qui s'éloigne de nous à mesure que nous nous en approchons. Quand nous pensons l'avoir atteint grâce à la satisfaction de nos désirs, il se transforme immédiatement en son contraire : la déception.

Enfin, même si nous étions pleinement satisfaits de manière durable et définitive, serions-nous pour autant heureux ? L’idéal du bonheur comme satisfaction totale n’est-il pas synonyme d’ennui ? L’absence de souci, de désir que représente le bonheur, cet état dans lequel je n’ai plus rien à désirer car j’ai enfin tout, car j’ai tout obtenu, semble en effet être plutôt synonyme d’ennui. L’insatisfaction, le manque, le désir, constituent des moteurs qui nous poussent à agir et qui nous apportent les motivations nécessaires à l’action. Même s’il était possible, un état de satisfaction totale semble ainsi être synonyme d’ennui plus que de bonheur.

C’est ce qu’explique également Schopenhauer, toujours dans Le monde comme volonté et comme représentation. En effet, après avoir expliqué que la satisfaction des désirs n’est jamais complète, il montre que nous sommes ballotés entre la souffrance et l’ennui. Si nous désirons, nous éprouvons un manque et donc une souffrance, si nous satisfaisons nos désirs, nous éprouvons la souffrance de la déception, mais il ne peut en être autrement car si nous ne désirions plus rien, nous nous ennuierions. Le seul domaine dans lequel nous pouvons éprouver un bonheur sans partage, c’est dans le domaine de la connaissance ou de l’art, dans lequel nous ne sommes pas tributaires de l’objet, nous n’en avons pas besoin et nous entretenons avec lui un rapport libre. Mais, là encore, le bonheur est pourtant impossible car si nous nous consacrons à ces activités, nous sommes amenés à nous couper progressivement du reste de la société et à en souffrir. Ainsi, entre souffrance et ennui, il n’y a nulle échappatoire et le bonheur est impossible. Le bonheur ne peut jamais être réellement atteint, la seule chose que nous pouvons espérer approcher est un bonheur relatif, compromis entre la souffrance du désir et la souffrance de l'ennui.

Dans la mesure où le bonheur apparaît alors comme impossible à atteindre, nous pouvons en conclure qu’il n’est qu’une illusion. C’est une idée abstraite que nous nous faisons, ce qui explique que nous pensions l’éprouver. Mais, en réalité, le sentiment de bonheur ne suffit à prouver que le bonheur lui-même est bien réel. Comme état stable, de pleine satisfaction durable, le bonheur n’existe pas, d’une part parce qu’il est impossible à atteindre, d’autre part parce que, même si nous nous l’atteignions, il se transformerait en autre chose que lui-même, en ennui. On peut donc dire que le bonheur n’est qu’une illusion dans le sens où ce n’est qu’une idée trompeuse, qui nous fait croire en l’existence d’un état et d’une réalité qui, en fait, n’existent pas.

Ainsi, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, Kant qualifie le bonheur d’ « idéal de l’imagination ». En effet, nous dit-il, non seulement nous avons chacun une idée particulière du bonheur, mais, plus grave, nous ne savons pas ce que nous voulons pour être heureux, nous savons que nous voulons être heureux, mais nous ne savons comment le devenir, ni ce qui pourrait nous rendre définitivement heureux. Si le bonheur est un état stable de bien-être total, il faudrait en effet être omniscient et devin pour pouvoir dire ce qui va, à coup sûr et définitivement, me rendre heureux. Si je veux l’argent, nous dit Kant, rien ne me garantit que ce ne sera pas la source de plus de souci que de satisfaction. Si je veux la longévité, rien ne prouve que ce ne sera pas une longue vie de maladie, etc… Ainsi, comme je suis incapable de prédire l’avenir, je suis incapable de dire ce qui fera mon bonheur. Le bonheur n’est donc qu’un idéal de l’imagination, c’est-à-dire, précisément, une idée creuse, un leurre, une fiction. Il n'y a rien derrière ce vain mot, car nous ne savons que faire avec cette idée, que nous ne parvenons pas à transformer en réalité, dont nous ne pouvons rien déduire de concret, d'utile, d'efficace, puisque nous ne savons pas comment passer de la définition du bonheur à la réalisation du bonheur et que, en somme, la définition du bonheur ne nous apprend rien sur celui-ci.

 

Nous avons ainsi montré que le bonheur n’est qu’une illusion. Il est impossible à atteindre et, derrière l’idée creuse de bonheur, il n’y a aucune réalité. Mais dire que le bonheur n’est qu’une illusion, c’est le réduire à ce jugement négatif, c’est admettre qu’il n’est rien d’autre que cela, c’est-à-dire qu’il ne pourrait, comme idéal, n’avoir aucune utilité, aucune fonction. Une illusion a en effet une connotation négative et la formulation « ne…que… » également. Pourtant, si cet idéal existe et que tant d’hommes le poursuivent, n’est-ce pas parce qu’il remplit une fonction ? Le bonheur n’est-il qu’une illusion dont il faudrait se débarrasser ou est-il un idéal positif ?

 

Si le bonheur n’est qu’une illusion et rien d’autre que cela, c’est admettre que c’est une tromperie manipulatrice dont il faudrait se débarrasser. Or, l’illusion, et précisément le bonheur, ne sont-ils que négatifs ? Ne peuvent-ils pas être plus que cela ? En effet, l’illusion n’est pas forcément négative. L’existence d’idées, idéaux de la raison ou de l’imagination, aussi irréalisables soient elles, peut constituer pour l’homme un guide, un idéal, voire une consolation. L’idée que nous devrions nécessairement nous débarrasser de nos illusions s’appuie sur le présupposé que nous pourrions trouver mieux. Or, ce n’est pas nécessairement le cas. L’illusion peut servir de compensation, qui nous permet de trouver une satisfaction là où la réalité ne nous en apporte pas suffisamment.

Ainsi, dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau explique que " le pays des chimères est le seul digne d’être habité ". Notre condition humaine est triste. Nous sommes, dit-il « avide et borné », c'est-à-dire capables de tout vouloir, mais incapable de tout obtenir. Nous sommes ainsi, comme nous l’avons dit, perpétuellement déçus. Or, si nous renonçons à nos illusions, cela signifie que nous nous condamnons à une existence faite de déception perpétuellement reconduites. Au contraire, l’illusion, l’imagination, la fiction, nous apportent des satisfactions, qui, pour ne pas être réelles, n’en sont pas moins les seules que nous pouvons connaître. Ne pas nous en contentons et les refuser reviendrait à ignorer les caractéristiques de notre nature humaine. Nous trouver dans l'idée du bonheur, dans la recherche d'une satisfaction où le désir joue un rôle moteur, dans l'excitation et le plaisir que nous tirons de l'anticipation de quoi remplir nos existences, et la perspective d'un bonheur à venir, qui ne viendra certes peut-être jamais pour les raisons que nous avons données, suffit à notre bonheur présent, suffit à compenser le vide de notre existence.[1]

Ainsi, nous pouvons envisager que le bonheur ne soit pas qu’une illusion mais soit aussi un idéal consolateur voire porteur. En effet, la perspective d’une hypothétique vie sans souffrance ne peut-elle pas constituer un guide nous permettant de savoir comment mener notre existence ? Si nous ne sommes pas heureux, ce n’est pas seulement parce qu’il peut avenir des accidents sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise et qui provoquent souci et souffrance. C’est aussi parce que nous nous laissons affecter par ces événements. Or, n’est-il pas possible de trouver dans l’idée du bonheur les motivations pour discipliner notre existence vers plus d’ascétisme et de dépouillement ? Le bonheur paraît difficile à atteindre comme satisfaction totale, notamment si nous le cherchons dans le domaine matériel (gloire, argent, réussite, etc…). Mais si nous le cherchons dans un équilibre qui dépend de nous et qui s’appuie essentiellement sur la manière dont nous vivons et abordons notre existence, le bonheur ne devient-il pas alors un idéal et un art de vivre ?

Ainsi, dans les Entretiens, Epictète explique que, pour être heureux, nous devons faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Notre pouvoir est en effet limité et certaines choses sont hors de notre portée (la gloire, les honneurs, l’immortalité, etc…). Dès lors, il est inutile de nous lamenter pour ce qui ne dépend pas de nous puisque nous n’y pouvons de toute façon rien. Nous nous rendons malheureux et sommes l’instrument de notre propre malheur si nous n’apprenons pas, grâce à notre raison, à faire la distinction entre ces deux types de choses ou d’événements. Dès lors, le bonheur devient un idéal positif, qui me permet de développer une véritable discipline de vie, m’apprenant à me satisfaire des plaisirs ponctuels que je peux vivre, mais sans me lamenter des désagréments que je peux vivre et dont je ne suis pas responsable, contre lesquels je ne peux rien. Certes le bonheur peut toujours sembler n’être qu’un idéal (puisqu’il n’est pas facile de nous défaire de ce qui nous arrive et donc nous affecte) mais nous pouvons tirer de cet idéal quelque chose de positif.

 

Ainsi, le bonheur n’est pas qu’une illusion. Certes, atteindre un état de total satisfaction et ce de manière durable est un objectif irréalisable et absolument impossible à concrétiser, mais, pour autant, le bonheur ne se réduit pas à un leurre, une tromperie. C’est un idéal moteur, un objectif qui nous invite à prendre en main notre propre existence, à ne plus être les artisans de notre propre malheur et à nous imposer une discipline de penser qui nous permet d’espérer trouver le bonheur en dehors des lieux où nous le cherchons traditionnellement.

 



[1] On pourrait ajouter une référence à Pascal ou à Marx dans un III.A., référence plus péjorative, pour montrer en quoi le bonheur est un idéal qui sert à faire diversion, à masquer la misère de l’existence humaine, que c’est un leurre, pour ensuite montrer en quoi ce leurre est positif et nécessaire car il est ce qui rend l’existence humaine supportable, nous ne devons donc pas nous en défaire.

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15 décembre 2014 1 15 /12 /décembre /2014 11:36
  1. Le langage est réduit à sa fonction de communication utilitaire : c’est de là qu’il vient, c’est ce à quoi on peut le ramener.

     

  1. Le langage n’est pas le propre de l’homme. On le trouve chez d’autres espèces animales (abeilles) et il leur sert à communiquer et transmettre des informations.

  2. On peut identifier dans cette fonction utilitaire l’origine du langage. Rousseau. Nietzsche.

  3. C’est ce qui explique sa forme. C’est une convention qui vise à être comprise par tous. Saussure.

     

  • Le langage ne sert qu’à communiquer, on peut le ramener, le réduire à cette seule fonction de communication, d’information, c’est là qu’il trouve son fondement. Mais l’origine ne signifie pas forcément que c’est la seule fonction du langage et il remplit d’autres rôles. Il n’est pas qu’un outil, utile et efficace. Il peut aussi desservir, s’avérer inefficace, nuire à la communication.

     

II. Le langage ne sert pas qu’à communiquer, il peut aussi nous desservir (ce ne sont pas que des mots abstraits, il y a un réel pouvoir du langage, des effets réels de celui-ci).

  1. Le langage fait obstacle à la communication car il est général. Bergson.

  2. Le langage fait obstacle à la communication car il est un instrument de domination. Gorgias. Pouvoir du langage : le langage n’est pas qu’un outil, il est une puissance, un pouvoir, il fait (valeur performative du langage – Austin, Quand dire c’est faire, il y a des cas particuliers où la parole est synonyme d’action : par exemple, par définition, promettre, c’est ne rien faire sinon dire que l’on promet).

  3. Le langage fait obstacle à la communication car il peut nous trahir, ne pas transmettre ce que nous voulions dire comme nous l’avons pensé. Freud, le lapsus. Bourdieu, l'habitus.

  4. Comme outil de représentation, le langage est un outil de connaissance du monde qui nous entoure, qui peut devenir outil d’action sur celui-ci mais qui peut aussi nous en éloigner en nous en donnant une image déformée (Nietzsche).

     

  • Ce que le langage peut défaire, lui seul peut le refaire et c’est aussi dans la communication que l’on peut trouver un outil pour dépasser ce qui nous empêche de communiquer au sens de partager. Utiliser le langage autrement, c’est le dénaturer, en dévoyer le sens et la finalité.

 

 

III. Le langage ne sert pas qu’à communiquer : c’est une fin en soi où l’humanité se réalise. (ce n’est pas un simple code – comme l’est par exemple la langue animale -, mais un système symbolique, au-delà de la seule langue).

  1.  

  1. Le langage rend possible une véritable communication : dialogue (Merleau-Ponty), art (Proust).

  2. Il est un outil de partage car les mots sont le seul substitut possible à la force et à la violence (Weil / Aristote)

  3. Il est donc une fin en soi car c’est le lieu de la pensée (Hegel). D’où sa fonction poétique : le langage dans la poésie est très clairement une fin en soi.

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15 décembre 2014 1 15 /12 /décembre /2014 11:35

Le langage que nous utilisons est ce qui doit nous permettre de nous exprimer de manière à être compris. Nombreuses sont pourtant les occasions où nous sommes obligés de reprendre nos paroles car elles ne correspondent pas à ce que nous pensions et voulions dire. Et pourtant, c’est nous-mêmes qui avons choisi les mots employés. Est-ce à dire que le langage peut trahir la pensée ? Trahir, c’est d’abord décevoir une relation de confiance. Si le langage peut nous trahir, c’est que l’on a préalablement admis qu’on lui confiait la tâche d’extérioriser une pensée intime. Les mots sont-ils à la hauteur de cette tâche ? Méritent-ils notre confiance ? N’y a-t-il pas, dans la langue, une mise en forme, une rationalisation qui ne se trouvent pas toujours dans ce que nous pensons intimement ? Faut-il, alors, nous méfier du langage ? Car s’il peut nous trahir en déformant ce que nous disons, la langage peut, ce qui semble pire, nous trahir en nous faisant dire ce que nous ne voulons pas dire, parfois même ce que nous ignorons. N’est-ce pas le cas lorsque nous commettons un lapsus ? Dans les deux cas (que la trahison déforme ou révèle la pensée), cela suppose, une pensée qui se serait formée en dehors du langage et avant lui. Pourtant, penser, ce n’est pas seulement ressentir intérieurement. La pensée désigne un processus de raisonnement qui permet d’agencer des propositions et des idées de manière logique. En cela, la pensée se distingue du ressenti, informe et irrationnel. Dès lors, comment pourrait-on penser en dehors du langage ? Loin de trahir la pensée, le langage n’en est-il pas la condition ?

Nous essaierons donc de déterminer si le langage trahit la pensée. La pensée est-elle un processus intime qui se constitue en dehors du langage ou en est-elle dépendante ? Nous verrons d’abord que le langage constitue un code étranger à la réalité désignée par nos pensées. Le langage ne peut-il pas alors nous trahir, au-delà même de ce que nous pensons consciemment ? Mais par pensée ne désigne-t-on pas une opération de la raison qui ne peut avoir lieu que grâce au langage ?

 

Dire que le langage trahit la pensée suppose que langage et pensée sont deux réalités extérieures. La trahison désigne en effet l’incapacité d’une personne ou d’une chose d’être à la hauteur de la confiance placée en elle. Or, confier, c’est déléguer à un autre un objet ou une tâche. Si le langage peut ainsi trahir la pensée, c’est donc d’une part que la pensée est extérieure au langage et d’autre part qu’elle s’est remise entre ses mains pour lui confier la tâche de l’exprimer. Or, nos pensées désignent d’une manière très générale la représentation intime que nous nous faisons du monde qui nous entoure et des affections que nous éprouvons. C’est donc d’abord un état intérieur, qui désigne très généralement ce dont nous avons conscience. La pensée vient donc d’abord. Le langage vient ensuite, pour extérioriser ce donné initial. Or, il ne peut remplir qu’imparfaitement cette tâche car il y a une faille irrémédiable entre les mots et les choses. Dire ce que nous pensons intimement, ce n’est pas la même chose que le penser et le vivre intimement. Pour l’autre qui m’écoute, entendre ce que je dis, ce n’est pas la même chose que vivre ce que je vis. C’est ce qu’explique Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perceptionlorsqu’il dit que « les paroles d’autrui ne sont pas autrui ». Nous n’accédons qu’imparfaitement et extérieurement à ce que l’autre vit, car ses paroles échouent à nous en fournir une représentation exacte. Ainsi, le langage trahit la pensée, non par malice, mais parce qu’il y a une faille irrattrapable entre la pensée vécue intérieurement et la pensée exprimée extérieurement.

Cette faille tient à la structure même du langage, qui est elle-même liée à sa fonction. Si le langage sert à communiquer, il faut que les mots employés soient compris de tous. Pour cela, ils doivent être généraux. S’il y avait un nom propre pour chaque table qui existe, a existé et existera jamais, il nous serait tout simplement impossible de communiquer. Parce qu’il est utile, le langage est donc général. Mais parce qu’il est général, il est à distance de ce que nous pensons intimement. En cela, le langage ne trahit pas seulement la pensée des autres, mais aussi la mienne. En m’obligeant à utiliser des mots généraux, il m’empêche d’accéder à la réalité de ma propre pensée. C’est ce qu’explique Bergson dans Le Rire où il montre que la généralité du langage et ce qu’il a d’utilitaire nous empêchent d’accéder à notre propre intériorité car nous n’en percevons pas les nuances particulières mais ne pouvons l’aborder que par des mots communs à tous. Ainsi, le langage trahit la pensée car il se montre inapte à remplir la tâche qui lui a été confiée : exprimer adéquatement le message qui a d’abord été intérieurement conçu. Cette trahison est liée à sa généralité structurelle. Or, s’il peut ainsi ne pas dire ce que nous pensons comme nous le pensons, ne finit-il pas par dire autre chose ?

 

Le langage peut trahir la pensée en l’exprimant mal. Il peut aussi la trahir en la dévoilant. N’y a-t-il pas ainsi lorsque nous parlons des pensées qui sont dévoilées malgré elles et malgré nous ? Le langage ne dit-il pas plus ou autre chose que ce que nous voulons dire ? En effet, le langage ne passe pas seulement par les mots. C’est un ensemble de signes et de symboles dont les mots ne sont qu’un aspect. Le choix du vocabulaire, la grammaire et le niveau de langue employés, notre ton, nos gestes... sont autant d’éléments qui constituent un langage, par lequel s’exprime plus que le seul message que nous voulons transmettre. L’habitus décrit par Bourdieu désigne ainsi l’ensemble des traits socialement déterminés qui finissent par faire corps avec nous. Dès lors, quand nous écrivons ou parlons, le langage que nous utilisons trahit notre pensée, c'est-à-dire dévoile malgré nous une manière de réfléchir socialement produite. Le sociologue exprime ainsi ses réserves face aux exercices de la dissertation ou du « grand oral » des concours, dans lesquels on cherche à discriminer les candidats grâce aux codes sociaux de pensée que le langage peut trahir.

Ces pensées que le langage trahit ici ne sont donc pas des conscientes. Le langage dévoile ce qu’il y a en nous de plus intime, de caché, même à nos propres yeux. Il semble ainsi doté d’une forme d’autonomie qui le rend capable de dire ce que nous ne voulons pas dire. C’est, par exemple, le propre du lapsus. Dans celui-ci, en effet, se manifeste une pensée inconsciente, dont nous sommes nous-mêmes ignorants. Par lui, l’inconscient fait irruption dans notre vie conscience et parvient momentanément à endormir la résistance qui sans cela l’en empêche. D’une manière générale, d’ailleurs, la cure psychanalytique s’appuie sur les propos du patient, cherchant à lui faire dire ce qu’il ne veut pas dire parce que la censure de la résistance s’y oppose. Mais il finira bien par le dire parce que le langage le trahira, par les lapsus par exemple mais aussi par les mots qu’il choisira d’employer. Ainsi, le langage trahit-il la pensée parce que celle-ci n’est pas que consciente et qu’elle se dévoile malgré nous à travers lui. L’usage que nous faisons du langage manifeste notre origine sociale, notre éducation, notre culture, et même des pensées si intimes que nous n’en avons pas conscience. Mais de quelle pensée parle-t-on si elles se situent en dehors de la conscience ? La pensée n’est-elle pas au contraire nécessairement rationnelle et consciente ?

 

Tout ce qui advient en nous, consciemment et inconsciemment, ne saurait en effet être considéré comme pensée au même titre. Si le mot désigne d’une manière générale ce qui est intérieur par opposition à ce qui est extérieur, il désigne aussi ce qui est réfléchi par opposition à ce qui est senti. Tout ce qui advient dans le for de notre subjectivité ne relève pas de la pensée mais celle-ci désigne précisément ce que la raison est capable de produire, comme capacité logique d’agencer des propositions et des idées. Dès lors, nous avons besoin de parler pour penser dans la mesure où l’on ne peut pas produire de tels raisonnements sans passer par le langage. Ce que nous « pensons » en dehors de ce cadre tient du ressenti, que nous n’arrivons pas à dire, comme le soulignait Bergson, pas nécessairement parce que les mots seraient déficients mais parce que ce sentiment lui-même serait trop confus. Même l’inconscient n’est pas pensé tant qu’il n’advient pas à la conscience et au langage. Nous pouvons dire que nous avons des pensées inconscientes, mais cela reste théorique et dans le fond nous n’en savons rien puisque si ces pensées existent nous sommes incapables de les penser, de nous les formuler. Dans L’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel montre ainsi que l’éloge de l’indicible comme d’une pensée si profonde que les mots ne sauraient la dire cache en réalité la vacuité et la confusion de ce qui n’est pas encore délimité et caractérise une pensée en devenir. Si nous n’arrivons pas à dire ce que nous pensons, ce n’est pas parce que « les mots nous manquent » et que donc le langage serait défaillant. L’indicible est le signe d’une pensée qui n’en est pas encore une, car penser une chose, la prendre pour objet, c’est être capable de l’identifier, de la délimiter et donc de la dire. Une fois achevée, la pensée prend la forme du mot qui seul peut désigner adéquatement et précisément la chose pensée. Ainsi, le langage ne trahit pas la pensée, il est au contraire ce qui la conditionne.

Alors, la pensée n’est plus extérieure au langage et ne le précède plus. Au contraire, elle se forme avec lui et par lui. Avant d’être exprimées, les choses doivent en effet être formulées et penser ce n’est alors jamais que se parler à soi-même. On peut même se demander, comme le fait Nietzsche dans le Gai Savoir, si ce n’est pas parce qu’il devait parler pour communiquer ses besoins aux autres que l’homme a développé la conscience. Dans ce texte, Nietzsche montre en effet que l’homme, d’abord isolé, devient une bête de proie qui doit s’associer aux autres pour survivre. Cette communauté n’a de sens et ne satisfait ses objectifs que si les hommes sont capables de se formuler réciproquement leurs besoins pour pouvoir y pourvoir. Avant même de formuler aux autres ces besoins, l’homme doit en prendre conscience, c'est-à-dire se les formuler à soi-même. Voilà l’origine de la pensée comme conscience, qui apparaît donc comme indissociable du langage.

 

Ainsi, le langage ne trahit pas la pensée. Certes, il existe une multitude de sentiments ou de phénomènes intimes, sentis, inconscients en dehors et en deçà de la pensée, que le langage ne parvient pas à rendre et peut pourtant, paradoxalement, dévoiler malgré lui. Mais la pensée désigne une opération logique de réflexion qui ne préexiste en rien au langage mais se confond avec lui.

 

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