Le travail et la technique – textes de référence.
La Bible de Jérusalem – Genèse – travail, bonheur et liberté.
« Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui tu es poussière et à la poussière tu retourneras. »
Platon – La République – II, 369b-370c – travail, coopération des métiers et cité.
- « C’est tout examiné dit Adimante : n’agis pas autrement.
- Ce qui donne naissance à une cité, repris-je [Socrate], c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses ; ou bien penses-tu qu’il y ait quelque autre cause à l’origine d’une cité ?
- Aucune, répondit-il.
- Ainsi donc, un homme prend avec lui un autre homme pour tel emploi, un autre encore pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons donné le nom de cité, n’est-ce pas ?
- Parfaitement.
- Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage.
- Sans doute.
- Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’une cité ; ces fondements seront, apparemment, nos besoins.
- Sans contredit.
- Le premier et le plus important de tous est celui de la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.
- Assurément.
- Le second est celui du logement ; le troisième celui du vêtement et de tout ce qui s’y rapporte.
- C’est cela.
- Mais voyons ! dis-je, comment une cité suffira-t-elle à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit agriculteur, l’autre maçon, l’autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?
- Certainement.
- Donc, dans sa plus stricte nécessité, la cité sera composée de quatre ou cinq hommes.
- Il le semble (…).
- Mais quoi ? dans quel cas travaille-t-on mieux, quand on exerce plusieurs métiers ou un seul ?
- Quand, dit-il, on n’en exerce qu’un seul.
- Il est encore évident, ce me semble, que si, on laisse passer l’occasion de faire une chose, cette chose est manquée.
- C’est évident, en effet.
- Car l’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses moments perdus.
- Nécessairement.
- Par conséquent on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres.
- Très certainement. »
Aristote – raison et outil.
« L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main.
Aussi, ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé([1][1][1]) des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible([2][2][2]) d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
Aristote – Métaphysique, A1 – technique, science et expérience.
« Les hommes d’expérience savent bien qu’une chose est, mais ils ignorent le pourquoi, tandis que les hommes d’art connaissent le pourquoi et la cause. Pour la même raison encore, nous estimons que les chefs, dans une entreprise, méritent une plus grande considération que les manœuvres, et sont plus savants et plus sages : c’est parce qu’ils connaissent les causes de ce qui se fait, tandis que les manœuvres sont semblables à ces choses inanimées qui agissent, mais agissent sans savoir ce qu’elles font, à la façon dont le feu brûle ; seulement, tandis que les êtres inanimés accomplissent chacune de leurs fonctions par une tendance naturelle, pour les manœuvres c’est par habitude. Ainsi ce n’est pas l’habileté pratique qui rend à nos yeux, les chefs plus sages, c’est parce qu’ils possèdent la théorie et connaissent les causes. – Et, en général, la marque distinctive du savant, c’est la capacité d’enseigner, et c’est encore pourquoi nous croyons que l’art est plus véritablement science que l’expérience, puisque ce sont les hommes d’art, et non les autres, qui sont capables d’enseigner. – En outre, nous ne regardons d’ordinaire aucune de nos sensations comme étant une sagesse, bien qu’elles nous fournissent les connaissances les plus autorisées sur les choses individuelles ; mais elles ne nous disent le pourquoi de rien, pourquoi, par exemple, le feu est chaud : elles se bornent à constater qu’il est chaud. C’est donc à bon droit que celui qui, le premier, trouva un art quelconque, dégagé des sensations communes, excita l’admiration des hommes ; ce ne fut pas seulement en raison de l’utilité de ses découvertes, mais pour sa sagesse et sa supériorité sur les autres. »
Descartes – Discours de la méthode, VI – Science et technique.
« Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rend communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »
Kant – Réflexions sur l’éducation – travail et loisir.
« Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, il n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux, et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tous aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable.. »
Kant – Anthropologie d’un point de vue pragmatique –travail et loisir.
« La plus grande jouissance des sens qui ne charrie avec elle aucun mélange de dégoût, c’est, quand on est en bonne santé, le repos après le travail. Le penchant à se reposer sans avoir préalablement travaillé, quand on est aussi en bonne santé, correspond à de la paresse. Pourtant, une réticence quelque peu prolongée à retourner à ses activités et le doux farniente destiné à recomposer ses forces ne constituent pas encore de la paresse, dans la mesure où l’on peut (même dans le jeu) être occupé de manière agréable et cependant, en même temps, utile, et en outre le fait de modifier, quant à leur nature spécifique, les travaux auxquels on se livre fournit autant d’occasions de se délasser, alors qu’en revanche retourner à un travail difficile qu’on avait laissé inachevé requiert une dose non négligeable de résolution. »
Marx – Le Capital – Livre I, Deuxième section – travail et liberté.
« Chap. 6. L’accroissement de valeur, par lequel l’argent doit se transformer en capital, ne peut pas provenir de cet argent lui-même. S’il sert de moyen d’achat ou de moyen de payement il ne fait que réaliser le prix des marchandises qu’il achète ou qu’il paye.
(…) Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s’appelle puissance de travail ou force de travail.
Sous ce nom il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles.
Pour que le possesseur d’argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies. L’échange des marchandises, par lui-même, n’entraîne pas d’autres rapports de dépendance que ceux qui découlent de sa nature. Dans ces données, la force travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est-à-dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne. Le possesseur d’argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l’un avec l’autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu’en ceci : l’un achète et l’autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales.
Pour que ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s’il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même, et de libre qu’il était se fait esclave, de marchand, marchandise. S’il veut maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la disposition de l’acheteur, de telle sorte qu’en l’aliénant il ne renonce pas pour cela à sa propriété sur elle.
(…) En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant. L’individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour son entretien ou pour sa conservation il a besoin d’une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance ; ou bien la force de travail a juste la valeur des moyens de subsistance nécessaires à celui qui la met en jeu.
Chap.7. La valeur d’usage de la force de travail, c'est-à-dire le travail, n’appartient pas plus au vendeur que n’appartient à l’épicier la valeur d’usage de l’huile vendue. L’homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail ; son usage pendant le jour, le travail d’une journée entière lui appartient donc. Que l’entretien journalier de cette force ne coûte qu’une demi-journée de travail, bien qu’elle puisse opérer ou travailler pendant la journée entière, c'est-à-dire que la valeur créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre valeur journalière, c’est là une chance particulièrement heureuse pour l’acheteur, mais qui ne lèse en rien le droit au vendeur.
Chap. 10. Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu’est-ce qu’un jour de travail ? Dans tous les cas, il est moindre qu’un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la journée de travail. En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié ; son âme et l’âme du capital ne font qu’un. Or le capital n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique ; il tend à s’accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste.
Chap.15. Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici, il ne fait que le suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux (…).
En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit§. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu’elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l’ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c’est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.
La grand industrie mécanique achève enfin, comme nous l’avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu’elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. l’habileté de l’ouvrier paraît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique qui constituent la puissance du Maître.»
H.Bergson – L’Evolution créatrice – technique et histoire.
« Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de choses, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication. »
H.Arendt – Condition de l’homme moderne – les différents types de travail.
« Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vue sur terre est donnée à l’homme.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.
L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit le monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel.
L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont les hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. »
Alain – spécificité de la technique humaine.
« Il est remarquable que le monde animal ne fasse point voir la moindre trace d’une action par outil. Il est vrai aussi que les animaux n’ont point de monuments ni aucun genre d’écriture. Aucun langage véritable ne lie une génération à l’autre. Ils ne reçoivent en héritage que leur forme ; aussi n’ont-ils d’autres instruments que leurs pattes et mandibules, ou, pour mieux dire, leur corps entier qui se fait place. Ils travaillent comme ils déchirent, mastiquent et digèrent, réduisent en pulpe tout ce qui se laisse broyer. Au contraire, l’outil est quelque chose qui résiste, et qui impose sa forme à la fois à l’action et à la chose faite. Par la seule faux, l’art de faucher est transmis du père à l’enfant. L’arc veut une position des bras et de tout le corps, et ne cède point. La scie de même ; les dents de fer modèrent l’effort et réglementent le mouvement ; c’est tout à fait autre chose que de ronger. Tel est le premier aspect de l’outil. J’en aperçois un autre, qui est que l’outil est comme une armure. Car le corps vivant est aisément meurtri, et la douleur détourne ; au lieu que l’outil oppose solide à solide, ce qui fait que le jeu des muscles perce enfin le bois, la roche, et le fer même. Le lion mord vainement l’épieu, le javelot, la flèche. Ainsi l’homme n’est plus à corps perdu dans ses actions, mais il envoie l’outil à la découverte. Si le rocher en basculant retient la pioche ou le pic, ce n’est pas comme s’il serrait la main ou le bras. L’homme se retrouve intact, et la faute n’est point sans remède. D’où un genre de prudence où il n’y a point de peur. On comprend d’après ces remarques la puissance de l’outil. »
JONAS – Le principe responsabilité – technique et nature.
« De même que nous ignorerions le caractère sacré de la vie si l’on ne tuait pas, et que le commandement « tu ne tueras pas » ne ferait pas apparaître ce caractère sacré ; et que nous ignorerions la valeur de la véracité s’il n’y avait pas de mensonge, la liberté s’il n’y avait pas d’absence de liberté et ainsi de suite, de même aussi dans notre cas d’une éthique encore à chercher de la responsabilité à longue distance qu’aucune transgression actuelle n’a déjà révélée maintenant dans la réalité, c’est seulement la prévision d’une déformation de l’homme qui nous procure le concept de l’homme qu’il s’agit de prémunir et nous avons besoin de la menace contre l’image de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de menaces – pour nous assurer d’une image vraie de l’homme grâce à la frayeur émanant de cette menace. Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit : contrairement à toute logique et toute méthode, le savoir à ce sujet procède de ce contre quoi il faut se protéger. C’est ce péril qui nous apparaît d’abord et nous apprend par la révolte du sentiment qui devance le savoir à voir la valeur dont le contraire nous affecte de cette façon. Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu. »
« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».
On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l’humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.
Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes les droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons pas même le droit de le risquer. Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n’a pas droit à l’existence puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend d’abord comme un axiome sans justification. »
Michel Serres – Le contrat naturel – technique et nature.
« Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise, ni celles-ci leurs résultats ou conditions stercoraires. Contrat d’armistice dans la guerre objective, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de l’hôte, alors que le parasite – notre statut actuel – condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience qu’à terme il se condamne lui-même à disparaître.
Le parasite prend tout et ne donne rien ; l’hôte donne tout et ne prend rien. Le droit de maîtrise et de propriété se réduit au parasitisme. Au contraire, le droit de symbiose se définit par réciprocité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit. »
Platon – Protagoras – mythe de Prométhée
"C'était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l'intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution: " Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon oeuvre." La permission accordée, il se met au travail.
Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître.
Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines; à quelques-uns il attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce.
Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle, faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fa llait que l'homme sortît de la terre puor paraître à la lumière.
Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se décide à dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - puis, cela fait, il en fit présent à l'homme.
C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa: celle-ci en effet était auprès de Zeus; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole qui est la demeure de Zeus: en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que l'homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol.
Parce que l'homme participait au lot divin, d'abord il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines; ensuite il eut l'art d'émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d'abord dispersés, et aucune ville n'existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts qu'eux, et leur industrie suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à réciproquement, faute de posséder l'art politique; de telle sorte qu'ils recommençaient à se disperser et à périr.
Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, afin qu'il y eût dans les villes de l'harmonie et des liens créateurs d'amitié.
Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la pudeur et la justice: " Dois-je les répartir comme les autres arts ? Ceux-ci sont répartis de la manière suivante: un seul médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans; dois-je établir ainsi la justice et la pudeur dans la race humaine, ou les répartir entre tous ? " - " Entre tous, dit Zeus, et que chacun en ait sa part: car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts; en outre, tu établiras cette loi en mon nom, que tout homme incapable de participer à la pudeur et la justice doit être mis à mort, comme un fléau de la cité. "
Einstein - Correspondance
Ma responsabilité dans la question de la bombe atomique se traduit par une seule intervention : j’ai écrit une lettre au Président Roosevelt. Je savais nécessaire et urgente l’organisation d’expériences de grande envergure pour l’étude et la réalisation de la bombe atomique. Je l'ai dit. Je savais aussi le risque universel causé par la découverte de la bombe. Mais les savants allemands s’acharnaient sur le même problème et avaient toutes les chances de le résoudre. J’ai donc pris mes responsabilités. Et pourtant je suis passionnément un pacifiste et je ne vois pas d’un oeil différent la tuerie en temps de guerre et le crime en temps de paix. Puisque les nations ne se résolvent pas à supprimer la guerre par une action commune, puisqu’elles ne surmontent pas les conflits par un arbitrage pacifique et puisqu’elles ne fondent pas leur droit sur la loi, elles se contraignent inexorablement à préparer la guerre. Participant alors à la course générale aux armements et ne voulant pas perdre, elles conçoivent et exécutent les plans les plus détestables. Elles se précipitent vers la guerre. Mais aujourd’hui la guerre s’appelle l’anéantissement de l’humanité.
Alors protester aujourd’hui contre les armements ne signifie rien et ne change rien. Seule la suppression définitive du risque universel de la guerre donne un sens et une chance à la survie du monde. Voilà désormais notre labeur quotidien et notre inébranlable décision : lutter contre la racine du mal et non contre les effets. L’homme accepte lucidement cette exigence. Qu’importe qu’on le taxe d’asocial ou d’utopique ?
Gandhi incarne le plus grand génie politique de notre civilisation. Il a défini le sens concret d’une politique et sut dégager en tout homme un inépuisable héroïsme quand il découvre un but et une valeur à son action. L’Inde, aujourd’hui libre, prouve la justesse de son témoignage. Or la puissance matérielle en apparence invincible de l’Empire britannique a été submergée par une volonté inspirée par des idées simples et claires.
La découverte des réactions atomiques en chaîne ne constitue pas pour l’humanité un danger plus grand que l’invention des allumettes. Mais nous devons tout entreprendre pour supprimer le mauvais usage du moyen. Dans l’état actuel de la technologie, seule une organisation supra-nationale peut nous protéger, si elle dispose d’un pouvoir exécutif suffisant. Quand nous aurons reconnu cette évidence, nous trouverons alors la force d’accomplir les sacrifices nécessaires pour la sauvegarde du genre humain. Chacun de nous serait coupable si l’objectif n’était pas atteint à temps. Le danger consiste en ce que chacun, sans rien faire, attende qu’on agisse pour lui. Tout individu, avec des connaissances limitées ou même avec des connaissances superficielles fondées sur l’environnement technique, se sent tenu d’éprouver du respect pour les progrès scientifiques réalisés pendant notre siècle. On ne risque pas de trop exalter les réalisations scientifiques contemporaines, si on garde présents à l’esprit les problèmes fondamentaux de la science. Même chose que pendant un voyage en chemin de fer ! Observe-t-on le proche paysage, le train nous semble s’envoler. Mais observe-t-on les grands espaces et les grandes cimes, le paysage ne change que lentement. Il en est de même quand on réfléchit aux grands problèmes de la science. Il est sans intérêt à mon sens de discuter sur "our way of life" ou sur celle des Russes. Dans les deux cas un ensemble de traditions et de coutumes ne constitue pas un ensemble très structuré. Il est beaucoup plus intelligent de s’interroger pour connaître les institutions et les traditions utiles ou nuisibles aux hommes, bénéfiques ou maléfiques pour leur destin. Il faut alors tenter d’utiliser ainsi le meilleur désormais reconnu, sans se préoccuper de savoir si on le réalise actuellement chez nous ou ailleurs.
[1][1][1] Le moins bien partagé : le moins bien pourvu.
[2][2][2] Il lui est toujours loisible : il a toujours la possibilité de.