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19 janvier 2015 1 19 /01 /janvier /2015 11:56

rousseau – le contrat social

Lecture suivie

 

 

I. Présentation générale.

 

Le Contrat Social paraît en 1762 – c'est-à-dire la même année que l’Emile (les deux livres seront d’ailleurs brûlés à Genève).

Rousseau a découvert la politique en 1743-44. Il conçoit le premier projet des « institutions politiques » lors d’un voyage à Venise. Ce projet sera ensuite abandonné vers 1758 – le Contrat n’est toutefois pas strictement l’accomplissement final de ce projet initial (voir l’avertissement : « ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps. »).

Au moment de la parution du Contrat, Rousseau jouit déjà d’une réputation d’écrivain grâce au succès de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1760). Mais la parution du Contrat puis de l’Emileva faire de Rousseau un proscrit et le condamner à une vie errante et solitaire. L’Emile se présente comme un traité portant sur les principes de l’éducation, mais contient aussi des thèses politiques et religieuses ; le Contrat Social traite des « principes du droit politique ». Rousseau conçoit les deux ouvrages comme complémentaires – le Contrat étant, selon ses propres termes, l’ « appendice » de l’Emile. La condamnation violente de ces deux ouvrages a de quoi surprendre (ils sont brûlés à Paris et Genève, Rousseau est « décrété de prise de corps » et donc réduit à la fuite). En effet, comme le dit Rousseau dans les Confessions : « tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Socialétait auparavant dans le Discours sur l’inégalité ; et tout ce qu’il y a de hardi dans l’Emile était auparavant dans la Julie ».

 

II. Le modèle vénitien.

 

Depuis le XVIème siècle, le modèle vénitien représente le modèle d’une constitution parfaite à la fois par son équilibre et par sa longévité. C’est une constitution mixte où les pouvoirs s’équilibrent et qui est garante de la liberté civique héritée de la tradition communale des républiques de la fin du Moyen Age. Mais le « mythe de Venise » fait l’objet d’une réception critique en France. Il apparaît en fait que Venise est une pure oligarchie (c'est-à-dire le gouvernement d’une classe privilégiée) dans laquelle le principe de la liberté ne fonde pas un « vivre civil » effectif mais n’est rien d’autre qu’un moyen de gouvernement. La constitution mixte n’est qu’un leurre. Ce qui lui permet de durer, c’est sa transformation en oligarchie héréditaire. Pourtant, jusqu’au XVIIIème siècle, la pensée républicaine se réfléchit à partir de ce modèle vénitien. Or Rousseau se veut un penseur de la République (qui est autre chose que la démocratie – cf suite) :

« J’appelle donc République tout Etat régi par des lois sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seul l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement est républicain : j’expliquerai ci-après ce que c’est que gouvernement. » (II,6).

Rousseau en vient donc à s’opposer au modèle vénitien qu’il dénonce comme oligarchie.

 

III. La page de titre : « Du contrat social  ou principes du politique – par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève »

 

A. Le rapport au modèle Genevois.

 

Rousseau s’attribue le titre de « citoyen de Genève » dès 1754. Pense-t-il l’Etat à partir du modèle de Genève ? Y aurait-il une référence à une constitution parfaite dont il se ferait l’apologiste ?

         Selon Rousseau (Lettres écrites de la Montagne, 6), le Contrat a été conçu à partirdu modèle de Genève et pour Genève. C’est un plaidoyer dont l’objectif est l’amélioration de Genève. Rousseau s’inscrit dans la tradition des penseurs du droit naturel – et il faut comprendre le rapport de Rousseau au droit naturel à partir des discussions, des conflits politiques effectifs liés au modèle politique genevois.

 

B. Les « principes du droit politique ».

 

         Pour les spécialistes du droit, le droit politique est une partie du droit naturel (et non du droit positif comme on pourrait le penser) qui concerne la genèse de l’Etat, sa structure, son fonctionnement interne. L’autre versant du droit concerne les rapports entre Etats. Rousseau se rattache à cette conception selon laquelle le droit politique appartient au droit naturel. Mais chez lui, c’est le droit politique qui devient la science dominante (même s’il se fonde dans une « nature de l’homme »). Il n’est plus subordonné au droit naturel. Il devient la norme du jugement des institutions politiques.

         L’expression est au pluriel mais – on le verra – dans le Contrat Social, il n’y a en réalité qu’un seul principe : la volonté générale. Celle-ci doit être la « règle du corps social » (Manuscrits de Genève), elle vaut comme principe fondamental.

 

C. La citation de l’Enéide : « établissons les conditions équitables d’un pacte ».

 

         Cela signifie : « définissons les conditions du pacte légitime ». La citation s’inscrit dans le contexte suivant : Enée a, au cours d’un combat singulier, vaincu Turnus, champion des Latins qui sont vaincus par les Troyens. Turnus vaincu, Enée donne naissance à Rome sur le site du Latium. C’est le schéma classique de la guerre et de la conquête. La cité de Rome – qui constitue un modèle tout au long de l’œuvre – est donc née de la loi du plus fort (et non d’un contrat).

         Par cette citation, Rousseau met ainsi en évidence le décalage entre fait et droit. Ce n’est qu’après coup que des hommes réunis par la force se sont donné des lois justes. Ainsi, le pacte social ne doit pas être considéré comme un moment historique. Rousseau ne s’intéresse pas aux faits, mais au droit et à la raison. Cela ne veut pas dire laisser libre cours à son imagination, mais chercher la norme par différence avec la simple empirie. On voit donc que c’est une erreur de considérer le Contrat comme une simple utopie mais également qu’il ne faut pas attendre du texte un point de vue descriptif sur les « principes du droit politique ». 

 

IV. Le plan du texte.

 

Les trois premières parties retracent la genèse idéale dont les moments sont en réalité indissociables (le moment du Contratn’est pas un moment historique) :

  1. la naissance : le plan de l’universel (premières notions du corps social),
  2. la mise en mouvement du corps politique au moyen de la volonté générale (passage de l’universel au particulier par l’établissement des lois : le peuple comme législateur).
  3. donner une force exécutive à cette volonté (l’institution du gouvernement : le peuple comme magistrat ou exécuteur de la loi).
  4. la quatrième partie est plus difficile à rattacher au cours général de l’ouvrage. Elle traite de cet objet particulier, quasiment pas traité dans le reste de l’ouvrage : les mœurs.[1] Les mœurs sont ce dont dépend tout le succès des autres lois. Le livre IV offre donc sur le plan des mœurs le mouvement décrit par le livre III sur le plan du droit politique.

 

Le plan général est donc le suivant :

  1. I,1 -> II,5 : la genèse de l’Etat (moment de l’universel).
  2. II,6 -> II, 12 : conditions idéales de toute législation.
  3. III : législations politiques concrètes.
  4. IV -> fin : analyse des mœurs.

 

V. Les lectures du Contrat

 

Il y a trois interprétations possibles du projet du Contrat :

  1. il s’agit d’un traité utopique.
  2. il s’agit d’une protestation sociale (dans la continuité du Premier Discours).
  3. il s’agit d’une pensée politique s’efforçant au moyen de normes, de principes, de jouer un rôle efficace dans la vie politique concrète.

 

Selon cette troisième option, Rousseau veut prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être. Il s’inscrit d’emblée dans le champ de la politique réaliste. La norme générale doit être particularisée, appliquée à l’existence concrète des sociétés politiques. Il se fait héritier de la tradition machiavélienne. Ainsi, dans le III, 9, Rousseau prend bien soin d’écarter la question du meilleur régime politique. C’est une question insoluble[2]. Il faut en effet toujours adapter la réflexion politique aux conditions concrètes des peuples. C’est une approche prudentielle de la politique – qui établit des normes non pas absolues et idéales mais adaptables en fonction des circonstances. Ainsi, lorsqu’il définit la République (II, 6), Rousseau expose les conditions formelles d’un Etat juste, et non une forme de régime en soi. N’importe quel régime pourra être appelé République du moment qu’il répond à ces conditions formelles (qui n’est pas la même chose qu’une forme idéale).

 

VI. Livre I, chapitres 1 à 4.

 

A. Préambule.

 

« Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration[3] légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telle qu’elles peuvent être »

         On retrouve ici ce qui a déjà été vu, à la fois, Rousseau annonce un propos normatif et non descriptif (les institutions « légitimes ») mais dans le même temps cela n’a rien d’idéaliste ou d’utopiste (« les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être. »). La « légitimité » seule ne suffit pas, s’ajoutent la question de la « sécurité » des citoyens et de la conservation de l’Etat.

 

B. Chapitre 1.

 

Ce premier chapitre complète le préambule en annonçant la problématique du premier livre. La première phrase oppose une liberté en quelque sorte « naturelle » (« l’homme est libre ») aux « fers » qui entravent cette liberté originelle. La question bien sûr se pose de savoir ce que sont ces fers, ou, comme le dit le texte « comment ce changement s’est-il fait ? ». Rousseau dit l’ignorer, mais on peut trouver la réponse dans les éléments apportés par le Second Discours. L’important ici est d’abord de noter que l’objectif de Rousseau n’est pas de remettre en question ce changement (donc d’émanciper un homme qui serait injustement asservi) mais au contraire de le « rendre légitime », c'est-à-dire le justifier.

On peut comprendre ce changement grâce à la distinction entre liberté naturelle et liberté civile (elle sera faite précisément en I,8). L’homme perd dans l’état civil sa liberté naturelle – qui peut rendre possible un certain bonheur, tel que décrit dans le Second Discours. C’est le bonheur de l’homme ignorant, insouciant, autarcique, qui se distingue à peine de l’animal. Le passage à l’état civil, la soumission à la loi et au pouvoir, suscite une rupture qui désenchante l’homme : il devient esclave de ses inquiétudes et de ses désirs insatiables, des caprices de son amour-propre, des préjugés, dès lors qu’il devient sociable et que se développent ses facultés humaines.

         Rousseau ne revient donc pas sur cet apparent paradoxe (ce qui est nécessaire pour la libération de l’homme est aussi ce qui peut générer son asservissement, voire sa dénaturation) pour ne s’intéresser qu’à sa justification : qu’est-ce qui rend nécessaire et juste la sortie de l’état de nature, le contrat social ?

         La question pourrait être résolue par cette simple réponse : par la force. Si nous nous contentions de constater, de décrire les faits, il faudrait bien dire que les hommes perdent leur liberté naturelle sous la contrainte, que l’ordre est instauré par la contrainte et les perpétuelles inversions de rapport de force (révolutions, etc…). -> « Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive…ne l’était point à la lui ôter ». Le chap. 3 reviendra plus précisément sur la question du « droit » du plus fort qui est ici rapidement évoquée.

         Or, « l’ordre social est un droit sacré », c'est-à-dire qui transcende les individus et leur rapport de force, qui ne peut pas, ne doit pas justement être instauré par la simple force. La réflexion politique doit donc dégager la règle ou les règles qui permettent de légitimer cet ordre. Puisqu’il est question de légitimité, celle-ci ne saurait être trouvée dans la nature car, comme le diront les chapitres précédents, ni la nature ni la force ne font droit. Alors, cet ordre politique ne peut être que le fruit d’une convention, c'est-à-dire un accord des volontés, une institution artificielle, comme le livre va s’employer à le démontrer. Reste à prouver, ce qui fera l’objet des chapitres suivants, que cet ordre ne peut être légitimé ni par la nature, ni par la force. Dans les chapitres suivants, Rousseau va ainsi distinguer les différents possibles de l’obligation : la nature, la force (le droit du plus fort) et la volonté (la convention qui donne naissance à un pacte). Il y a trois oppositions : la nature ne fait pas droit car la nature n’implique pas nécessairement le droit, la légitimité, la force ne fait pas droit car dire le contraire ce serait parler non pas de droit du plus force mais de force de la force (la force est suivie du simple fait qu’elle est) et enfin l’esclavage et le droit sont contradictoires, exclusifs l’un de l’autre.

 

C. Chapitre 2.

 

         Dans ce chapitre, Rousseau revient sur la question de savoir si l’ordre politique peut avoir un fondement naturel. Nous trouvons un unique exemple d’autorité naturelle, c’est la famille. Pour cette raison précisément (c’est le premier modèle de socialisation et c’est la forme naturelle de société), elle a servi de modèle permettant de justifier le pouvoir d’un monarque sur des sujets qui devraient par principe, « naturellement » se soumettre à l’autorité et au pouvoir du « père » sans pouvoir demander de compte. Ce modèle paternaliste du pouvoir est critiquable pour plusieurs raisons : d’une part, le monarque n’a pas pour ses sujets l’amour désintéressé du père pour ses enfants (qui dans la famille permet s’assurer que le père va « gouverner » pour le bien de ses enfants et qui explique aussi que la « cellule » familiale se dissolve dès que les enfants n’ont plus besoin du père pour veiller à leur propre conservation). D’autre part, la relation du père à ses enfants implique précisément que le père est responsable d’enfants qui ne sont encore ni responsables, ni autonomes. On ne peut pas, au contraire, supposer dans l’organisation politique qu’il y aurait une irresponsabilité des sujets.

         Mais dans ce chapitre Rousseau ne se contente pas de critiquer le modèle paternel. Il discute aussi la conception de la hiérarchie naturelle : certains seraient naturellement chefs, d’autre naturellement sujets voire esclaves[4]. Il y a une analogie entre ce modèle paternel et le rapport maître/esclave. Le chef de famille domine parce qu’il est supérieur. Il est comme un pasteur qui veille sur son troupeau. Dans les deux cas le fondement de la souveraineté réside dans la force.

         L’argumentation ici consiste à insister sur la nécessaire distinction entre droit et fait[5] : ce n’est pas parce que quelques-uns gouvernent, qu’ils doivent gouverner, ou qu’ils ont légitimement le droit de gouverner. Dans cette critique, Rousseau s’en prend explicitement à Grotius et à Hobbes, qu’il accuse de légitimer un fondement illégitime de la souveraineté. En réalité, il faut dire que cette présentation des théories de Hobbes et Grotius remplit une fonction polémique essentielle : elle permet à Rousseau d’affirmer sa propre théorie par différenciation avec celle de ses « adversaires ». Ainsi, ce qui est dit de la théorie de Hobbes (ainsi qu’au chapitre 3) laisse de côté l’essentiel de sa pensée. Il en va de même pour la critique de Grotius. La présentation que Rousseau fait de la doctrine de cet auteur passe sous silence le cœur de la doctrine grotienne de la souveraineté qui réside dans une conception complexe d’un double sujet de la souveraineté, sujet réel (le peuple) et sujet personnel (le « prince » qui n’en est que l’usufruitier, l’ « exploitant »). En réalité, la souveraineté est établie grâce un double contrat : qui suppose d’abord une association (donc une forme de consensus) puis (mais seulement dans un deuxième temps) une soumission partielle.

         Par ces « raccourcis », Rousseau fait « place nette » pour sa propre théorie. Il fait de la monarchie absolue l’équivalent du despotisme et ramène les trois doctrines que sont la servitude volontaire (chap.4), le droit du plus fort et l’inégalité naturelle à une fondation du despotisme.

 

D. Chapitre 3.

 

         Dans ce chapitre, on peut identifier trois adversaires possibles visés par Rousseau : Hobbes, Pascal et le discours de la « raison d’Etat » (« force fait droit » est une formule courante pour justifier le droit de conquête tout au long du XVIIème siècle).

         Ce chapitre vise dont à montrer que la force ne peut à elle seule fonder l’autorité. La supériorité physique ne peut créer aucun pouvoir durable. Il contradictoire, absurde pour la domination de chercher à se travestir en obligation juridique. L’idée même de droit suppose une soumission volontaire, une « reconnaissance », un acte d’assentiment de l’esprit (c’est par exemple cette différence qui permet de faire la distinction entre la « propriété » et la « possession » - I, 9). La force peut me contraindre, elle peut, précisément me forcer mais non m’obliger, c'est-à-dire m’imposer un devoir. Le droit est l’envers du devoir et non de la contrainte. Il pourrait y avoir un droit du plus fort s’il y avait donc un devoir d’obéir au plus fort, or, ce n’est pas un devoir, c’est une nécessité.

 

E. Chapitre 4.

 

         On en revient donc à la même conclusion : ce n’est ni la nature ni la force qui légitime le pouvoir, ce doit donc être la convention.

         Avant de développer ce point, Rousseau évacue une dernière possibilité : l’idée d’une légitimité qui pourrait être fondée dans une sorte de « contrat d’esclavage » entre le maître et l’esclave ou entre le peuple et son chef.

         En réalité, Rousseau ne considère l’esclavage comme rien d’autre qu’un cas particulier du droit du plus fort. L’esclavage n’est jamais le fruit d’une véritable convention. D’ailleurs, ce serait là encore contradictoire. L’esclavage est l’aliénation de sa liberté. Or, pour ceux qui la passent, une convention n’a de sens et n’est contraignante qu’en tant qu’elle est un acte de liberté. Je ne peux librement me déposséder de ma liberté. Ce même raisonnement vaut pour le peuple donc la liberté, appelée souveraineté, est, comme le précisera Rousseau dans la suite du texte, inaliénable. L’hypothèse est même encore plus absurde dans le cas d’un peuple qui n’a rien à espérer de cette aliénation (ni leur subsistance, ni la tranquillité). On ne peut supposer qu’il se donne gratuitement, car ce serait absurde – et donc en rien pertinent pour légitimer le pouvoir du chef. Et quand bien même, l’aliénation ne peut valoir pour les générations futures. La question de la transmission du despotisme est importante et souvent utilisée pour réfuter celui-ci. Si moi-même je peux, pour telle ou telle raison, m’aliéner, cela ne saurait valoir pour mes enfants.[6]

         Ce chapitre sur l’esclavage vise à récuser la théorie de la servitude volontaire. Cette dernière connaît une analogie avec le pacte de soumission. Il s’agit pour les théoriciens du droit naturel de justifier le pacte de soumission et de donner un fondement légitime au pouvoir absolu dans une monarchie ou une aristocratie. Il s’agit de montrer que toute souveraineté provient d’un consentement des sujets et non d’un fondement divin de la souveraineté. Il s’agit donc pour ces théoriciens de récuser tout fondement transcendant. Même dans la relation sujet/souverain, on peut donc trouver un fondement non transcendant et du consentement. Mais Rousseau présente au contraire ces thèses comme tout aussi despotique que les théories du droit divin. Rousseau fait volontairement la confusion entre l’esclavage et la soumission, alors que la soumission (qu’elle soit obtenue par la force ou librement) peut être consentie (même lorsqu’elle est obtenue par la force). Ainsi Rousseau ne dit pas que l’on peut défendre (c’est notamment le cas de Pufendorf) l’idée que le pouvoir absolu bien exercé n’est pas nécessairement exclusif de la liberté des sujets.

Rousseau nous invite à nous méfier des mots. Derrière le mot consentement (utilisé par Grotius pour justifier la possible soumission du peuple à son souverain), se cahe en réalité l’esclavage, quelques que soient les raisons qui peuvent pousser un peuple à un tel acte (lorsqu’il se voit sur le point de périr, lorsqu’il est réduit à la famine, par habitude, coutume ou incapacité naturelle). En fait, pour Rousseau, les théoriciens du droit naturel comme Grotius ne sont que des défenseurs de l’esclavage, alors que Grotius remet seulement en cause le fait que le fondement de la souveraineté soit le seul.

 

VII. Livre I, Chapitre 5.

 

C’est un chapitre charnière, composé de trois paragraphes.

  1. c’est le prolongement du développement précédent par une critique du droit de guerre. La conquête ne crée aucun lien organique entre le chef et ses sujets, donc aucune unité réelle de la société. Mais il maintient en réalité les conditions de l’état de nature caractérisé par l’antagonisme des intérêts privés. L’intérêt du chef revient à un intérêt privé. Cette agrégation issue de la force se dissout sitôt que le chez vient à périr. Or, c’est une des thèses constantes des théoriciens du droit naturel (sauf Hobbes) que la société civile a une existence indépendante de son gouvernement et continue d’exister même s’il vient à disparaître (l’homme serait naturellement sociable). La notion de multitude se trouve dans ce paragraphe opposée à celle de société. On a d’un côté une communauté organique, de l’autre une agglomération, une « multitude » disloquée et passive, sans volonté identifiable. Or c’est de la reconnaissance et de l’obéissance volontaire du peuple que l’autorité politique tire sa consistance et sa continuité, et l’Etat sa légitimité. Si le pouvoir d’Etat n’est pas reconnu par le peuple, il ne « règne » pas, il ne fait que s’imposer. Par conséquent, si l’autorité de l’Etat se fonde sur la volonté du peuple, il faut reprendre les choses à leur source : commencer par ce qui lui confère une volonté et une souveraineté, à savoir par ce qui fait qu’il « est un peuple ».
  2. ce second paragraphe prolonge la première partie du chapitre précédent et la polémique avec Grotius. Cela permet à Rousseau de faire référence à la théorie du double contrat. Pour qu’il y ait un contrat de soumission, il faut un premier contrat par lequel le peuple se constitue comme peuple. Rousseau opère un déplacement de l’analyse du pacte de soumission au pacte d’association, seul réel à ses yeux et tout à fait suffisant comme le reste du texte essaiera de le montra.
  3. enfin, dans ce dernière pargraphe, Rousseau remonte à cette convention première et pose le principe de l’unanimité sans lequel elle ne saurait être valable. Rousseau refuse le principe de la majorité pour cette première convention car la majorité réintroduit le droit du plus fort au sein même de l’Etat: la majorité n’est rien d’autre que la force qui s’impose à la minorité.


 

VIII. Livre I, Chapitre 6 à 8.

 

Il a maintenant été établi que nous avons besoin d’une convention pour fonder la société et légitimer la souveraineté. Le reste du livre va donc être consacré à cette convention, sa nature, sa finalité.

 

A. Chapitre 6.

 

Il reprend à la base le problème du fondement de l’Etat, sous la forme d’une hypothétique et abstraite genèse. Rappelons bien que Rousseau parle au niveau du droit, pas du fait. C’est une genèse idéale, et non réelle. D’ailleurs, le chapitre s’ouvre sur un « je suppose » qui souligne ce mode hypothétique.

C’est le moment hypothétique de sortie de l’état de nature, rendu invivable car la survie n’est plus assurée. Il s’agit plus ici encore d’une condition de l’homme que d’un moment historique. Rousseau fait écho à la formule de Machiavel : «  Quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois, doit présupposer les hommes méchants. » On est donc dans l’état de guerre qui se caractérise par un conflit des intérêts particuliers[7] : voir l’homme tel qu’il est, ce n’est pas considérer l’homme selon sa nature disparue, mais tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il est devenu, c’est-à-dire dépravé.  Les hommes sont donc contraints de sortir de cet état et contracte pour cela une convention. 

Mais cela pose un problème : il faut persuader les hommes de renoncer à leur intérêt apparent au profit de l’amour de la patrie[8]. Pour Rousseau, l’action humaine est toujours intéressée. Toute action découle d’un intérêt propre. Il n’y a pas d’harmonie naturelle des intérêts (contrairement à une théorie de la main invisible comme on peut trouver chez Smith par exemple). D’où le problème : comment cet intérêt qui est au principe de toute conduite peut-il devenir un facteur de bonne socialisation ?

 

L’obstacle est désigné au début du second paragraphe : il faut faire en sorte que de nouvelles forces soient engendrées mais c’est impossible. Pourquoi ? Ce n’est pas que les forces humaines sont limitées naturellement (au contraire, la technique permet de les développer), ni qu’elles s’équilibrent puisqu’au contraire il y a des inégalités, sources de déséquilibre. En revanche, ces déséquilibres entraînent des conflits incessants qui agitent la société. C’est cela qui empêche l’accroissement des forces et il faut donc trouver les moyens d’une union pour y remédier. Il faut additionner les forces pour éviter qu’elles ne s’annulent.

 

Il importe que cette union ne remette pas en question les forces individuelles de chacun. Le problème est posé en terme de conservation, auquel s’ajoute un autre élément : la liberté. Chez tous les théoriciens du contrat en effet, l’union se paye du sacrifice de la liberté (d’où la théorie du double contrat : on s’unit d’abord puis on accepte de se soumettre, de sacrifier collectivement les libertés). La question est donc de savoir si les individus eux-mêmes peuvent se constituer comme peuple ou s’ils ont besoin pour cela d’une transcendance quelconque – humaine ou divine.

 

En cela, Rousseau retrouve Hobbes que pourtant il critique violemment. Chez Hobbes, il n’y a qu’un seul acte qui puisse constituer un peuple, c’est celui de la soumission au souverain (le peuple n’existe comme tel que dans la personne du souverain qui le représente). Comme lui, Rousseau propose un contrat en un seul temps : le peuple ne préexiste pas à l’acte constitutif de la personne de l’Etat et se confond avec le souverain. En revanche, ce qu’il refuse et reproche à Hobbes, c’est l’idée d’une transcendance du souverain. Rousseau rejette l’idée qu’il faille faire intervenir un tiers pour réaliser l’unité de la multitude qui sans cela ne prendrait jamais une direction unique. La solution que propose Rousseau fait l’économie de cette intervention extérieure grâce à l’astuce suivante : ce sont les individus qui vont contracter avec eux-mêmes, pris sous un autre rapport. Ce sont les mêmes hommes qui contractent entre eux, mais sous différents égards.

D’ailleurs, Rousseau refusera toute forme de représentation (III,15) : la représentation est dangereuse car elle reproduit toujours des rapports de transcendance. Elle n’est possible que sous la forme d’un mandat impératif (ce ne sont pas des représentants mais des « commissaires »).

Le contrat tel qu’ l’envisage Rousseau est donc purement immanent : « chaque individu contracte pour ainsi dire avec lui-même ».

Alors, il y a une nouvelle difficulté : en quoi cela peut-il m’imposer des devoirs – car nul n’est tenu de respecter un contrat pris avec lui-même comme individu du point de vue du droit privé. C’est qu’il faut distinguer deux totalités : la totalité des individus (qui sont des entités distinctes) et la totalité du corps social (où chaque individu n’est qu’une fraction du tout). C’est donc un contrat de moi comme tout avec moi comme partie du tout.

Ce corps social est constitué par un acte d’aliénation. Aliéner, ici, ce n’est pas renoncer à son droit au profit de quelqu’un d’autre, mais c’set « donner ou vendre » (I, 4). Dans ce même chapitre, Rousseau exclut toute possibilité d’aliénation : pour un peuple, se vendre c’est faire un marché de dupes, se donner est quelque chose d’absurde, d’inconcevable. Mais cette absurdité consiste moins dans le fait de se donner que dans celui de se donner gratuitement. C’est ce qui permet ici au chap.6 à Rousseau de parler légitimement d’aliénation : l’aliénation consiste bien dans l’acte de se donner, mais selon des clauses telles que ce don, loin d’être gratuit, procure un avantage réel à chacun.

Cette aliénation est dite totale : du point de vue du sujet qui se donne (il se donne tout entier), du mode du don (il se donne totalement) et du point de vue du bénéficiaire (il se donne à tous). Ainsi passe-t-on du tout de l’individu (qui ne se réfère qu’à lui-même) à un autre tout, celui du corps social et cela par un acte qui est lui-même total. Les individus perdent leur indépendance (leur liberté naturelle) mais leur individualité n’est pas abolie pour autant : elle devient une individualité non plus immédiate (animée par le seul souci de sa propre conservation) mais médiatisée par le tout.

Ainsi, cette aliénation a pour but la liberté (voir I,8) et est le fruit d’un calcul d’intérêt, qui aboutit à un échange avantageux (chacun obtient plus que ce qu’il a donné). C’est cet intérêt qui est garant d’égalité et de justice : j’ai intérêt à être juste.

 

Mais il ne suffit pas qu’un pacte d’association soit signé pour qu’on donne naissance immédiatement à un véritable tout puisque l’ensemble ainsi formé est travaillé par le risque de la division. Le contrat n’est donc pas seulement association : c’est aussi l’acte par lequel chacun s’engage en mêm temps que tous les autres à se soumettre à une loi commune. Il y a une soumission « sous une loi commune… » : cet acte n’set pas lui-même un contrat car les individus s’engagent envers un pouvoir qui, à ce stade, n’existe pas mais institue la condition formelle (la loi comme garante de l’égalité) de la création d’un corps social collectif. Chacun s’engage donc avec le corps social qui au moment de l’accord n’existe encore que virtuellement

 

L’acte de soumission produit un être collectif (le « peuple » qui est aussi le « souverain »), doté d’une volonté unique qui « veut » à la place de chacun, sous la forme des lois de l’Etat. La volonté du peuple se nomme la volonté générale.

 

B. Chapitre 7.

 

Les sujets sont engagés par le pacte social à l’égard du souverain : ils sont obligés d’obéir et de préférer la volonté générale à leurs intérêts particuliers. Le pacte social implique donc que les contractants veuillent qu’il existe une force contraignante pour limiter les agissements individuels. Cet engagement de défence (intérieure et extérieure) des individus ne peut être violé.

En revanche, Rousseau réfute l’idée d’une constitution, cad d’une loi fondamentale à laquelle on ne pourrait pas revenir. Il y aura bien un législateur (II,7) qui propose des lois qui devront par la suite être approuvées par le peuple et peuvent être changées.

Il faut comprendre la fin du chapitre 7 grâce à la lecture du chapitre 8.

 

C. Chapitre 8 et 9 : les acquis du contrat social.

 

 



[1] « A ces trois sortes de lois, il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes ; qui ne grave ni sur le marbre, ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens. (…) Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion. » (II, 12).

[2] « Quand on demande absolument quel est le meilleur gouvernement, on pose une question insoluble comme indéterminée ; ou si l’on veut, il y a autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et relatives des peuples. » (III,9)

[3] Administrer, c’est au sens strict, appliquer comme ministre, magistrat ou comme fonctionnaire, les volontés du législateur – mais ce n’est pas un traité d’ « administration » que propose ici Rousseau. Au sens plus large, administrer c’est simplement gouverner, instituer ou mettre en œuvre une autorité politique, régir une société, placer un peuple sous le régime du droit. Rousseau cherche uniquement ici la « règle » de l’administration, c'est-à-dire son esprit, son principe général. La question posée est celle de la constitution de l’Etat, des fondements du droit positif.

[4] Thèse que l’on retrouve notamment chez Aristote.

[5] « sa plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit par le fait. »

[6] "Le gouvernement arbitraire d'un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangeureuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur, quel qu'il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s'opposer même à sa volonté, lorsqu'il ordonne le bien ; cependant ce droit d'opposition, tout insensé qu'il est, est sacré: sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on méprise la réclamation, sous prétexte qu'on le conduit dans de gras pâturages. En gouvernant selon son bon plaisir, le tyran commet le plus grand des forfaits. Qu'est-ce qui caractérise le despote ? Est-ce la bonté ou la méchanceté ? Nullement. Ces deux notions n'entrent seulement pas dans sa définition. C'est l'étendue et non l'usage de l'autorité qu'il s'arroge. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à une nation, ce seraient deux ou trois règnes d'une puissance juste, douce, éclairée, mais arbitraire : les peuples seraient conduits par le bonheur à l'oubli complet de leurs privilèges, au plus parfait esclavage." – Diderot – Lettre à Helvétius. Voir également à ce propos Kant – Qu’est-ce que les Lumières ?

[7] C’est ce que décrit le Second Discours : le passage d’un premier moment de socialisation (pacifié et heureux) à un état de guerre défini comme opposition des intérêts particuliers.

[8] Intérêt particulier et bien général ne sont pas incompatibles. Chez le « sauvage » par exemple, ils vont de paire.

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16 janvier 2015 5 16 /01 /janvier /2015 12:05

LE BONHEUR N’EST-IL QU’UNE ILLUSION ?

Eléments de corrigé

 

 

Le bonheur peut être défini comme un état de satisfaction total et durable. Cela signifie qu’être heureux nécessite que je parvienne à combler tous mes désirs pour n’éprouver aucun manque, à tenir éloigner de moi toute souffrance et tout souci. Or, un tel objectif n’est-il pas une chimère irréalisable ? En effet, est-il possible pour un être humain de combler parfaitement tous ses désirs et de ne connaître aucun souci ? Lorsque nous parvenons à combler un manque, un autre ne surgit-il pas immédiatement ? Et quand bien même je parviendrai à me satisfaire pleinement, comment m’assurer que je ne subirai pas, dans le cours des événements que je ne maîtrise pas, des situations qui me causeront souci et souffrance ? Il semble donc qu’on puisse en conclure que le bonheur n’est qu’une chimère impossible à atteindre. Pourtant, il n’est pas faux de dire que tous les hommes cherchent le bonheur. Même s’ils mettent derrière ce même mot des réalités bien différentes, il reste néanmoins juste de dire que chaque homme, à sa manière, mène son existence en poursuivant comme but son propre épanouissement, la réalisation de lui-même, c'est-à-dire en essayant d’atteindre un état dans lequel il puisse vivre en pleine adéquation avec sa personne. Or, si le bonheur n’est qu’une illusion, cela signifie qu’il n’existe pas, que ce n’est qu’un leurre, une tromperie, une idée vaine. Alors, cela signifierait que les hommes seraient universellement à la recherche de quelque chose qui n’existe pas. Une telle chose est-elle pensable ? D’ailleurs, si nous cherchons tous le bonheur, n’est-ce pas aussi parce qu’il nous arrive de l’éprouver et que nous souhaitons retrouver cette sensation ? Dès lors, ne faut-il pas admettre que le bonheur ne se résume pas à une simple illusion mais constitue bien un objectif réel, même si nous avons du mal à l’atteindre. Si cet objectif continue à habiter chacun d'entre nous, n'est-ce pas qu'il y a dans le bonheur autre et chose et plus qu'une simple illusion, que nous y trouvons un idéal utile et nécessaire à la vie?

C’est pourquoi il est difficile de dire si le bonheur n’est qu’une illusion. En effet, le bonheur n’est-il qu’un idéal de pleine satisfaction impossible à atteindre ou est-il possible d’être réellement heureux, si oui comment ?

Nous verrons dans un premier temps que le bonheur n’est pas qu’une illusion car la quête universelle du bonheur s'explique par l'existence d'un réel sentiment de bonheur. Pourtant, est-il possible d’atteindre un état de satisfaction total et durable. Mais, si le bonheur est impossible à atteindre, n’est-il pour autant qu’une illusion, un leurre ? Ne peut-il pas être un idéal ou un espoir nécessaire et positif ?

 

 

Le bonheur peut-être défini comme un état de satisfaction total, de bien-être absolu. Il est synonyme de plénitude. La plénitude désigne ce que nous ressentons lorsque nous nous sentons complets, parfaits, dans le sens où plus rien ne nous fait défaut. Or, dans ce sens, nous pouvons dire que tout homme veut être heureux. Il est toujours difficile et dangereux de se prononcer ainsi de manière très générale, mais nous pouvons pourtant affirmer que chacun souhaite le bonheur. En effet, si l’on entend par là un état de plénitude dans lequel l’individu se réalise pleinement, le bonheur qui correspond à chaque individu dépendra du coup de la personnalité de chacun. Alors, en disant que chacun cherche le bonheur, je ne me prononce pas sur la nature ou le contenu de ce bonheur. Il s’agit juste de dire que l’existence humaine est toujours commandée par la recherche ce qui, pour chaque individu, correspond à son identité. Celui qui fuira la richesse et cherchera la pauvreté ou celui qui cherche la souffrance à travers la culpabilité trouvera le bonheur dans la spiritualité et les satisfactions procurées par la foi. 

Ainsi, Aristote, dans L’Ethique à Nicomaque, explique-t-il que le bonheur est la fin suprême et la fin universellement partagée. Toute activité est orientée, poursuit une fin, un objectif. Les actes purement et totalement gratuits n’existent pas. Or, d’une part, le bonheur constitue la seule fin universellement partagée. C’est, comme nous l’avons dit, ce que cherchent tous les hommes. D’autre part, cette fin est la fin suprême car c’est la seule fin en soi. Nous cherchons le bonheur pour lui-même et non comme un moyen en vue d’autre chose. Nous voulons être heureux pour être heureux et pour aucune autre raison. Par conséquent, il paraît difficile de dire que le bonheur n’est qu’une illusion : ce serait en effet supposer que les hommes cherchent tous universellement quelque chose qui n’existe pas. L’illusion est en effet irréelle : elle n’existe pas, elle est le produit de l’imagination, une fiction de l’esprit. Si nous reconnaissons que le bonheur n’est qu’une illusion, nous admettons ainsi que celui-ci n’existe pas et devons donc en déduire que l’humanité, collectivement et universellement, est à la recherche d’un objectif qui est inexistant. La majorité n’a certes pas force de loi, mais il faut bien admettre que si les hommes cherchent universellement le bonheur, on est en droit de supposer que celui-ci n’est pas qu’une illusion. 

 

Or, si tous les hommes cherchent le bonheur, c'est qu'ils l'ont pour la plupart déjà éprouvé et qu'ils cherchent à retrouver ce sentiment vécu et souvent perdu. Il s’agit en effet d’un sentiment intense dans lequel l’ensemble de notre personne semble enfin en adéquation avec elle-même. Pour éprouver un tel bonheur, il n’est pas nécessaire qu’il dure. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous savons que nous avons été heureux à certains moments de notre existence même si nous ne le sommes plus ou si cet état n’a pas duré. Pour autant, l’intensité des sensations éprouvées à ces occasions distingue ces bonheurs du simple plaisir, qui lui est ponctuel et limité. Dans le bonheur, il y a une intensité qui ne se trouve pas dans le plaisir. Il y a aussi une complétude qui ne se trouve pas dans le plaisir : le bonheur est une satisfaction de toute ma personne, alors que le plaisir se limite à une satisfaction sensible. Dès lors, ayant connu et éprouvé quelque chose comme le bonheur, ayant vécu un tel sentiment, nous pouvons dire que le bonheur existe réellement, que c’est un sentiment bien réel et pas une simple illusion.

Dans Madame Bovary  de Gustave Flaubert, l'héroïne éprouve un tel sentiment lors du bal à la Vaubyessard. Ce bal représente pour Emma un moment où elle peut s'élever au-dessus de la pesanteur de son quotidien pour être enfin elle-même, pour toucher à l'existence de luxe et d'élégance à laquelle elle aspire et pense être destinée. Le bonheur éprouvé par la jeune femme à ce moment-là du livre est bien réel et sincère. Pourtant, son existence est déjà empêtrée dans une monotonie source d'insatisfaction. C'est d'ailleurs pour sortir de cette monotonie qu'Emma entretiendra par la suite le souvenir de ce bal, synonyme de bonheur réel. Dans le film de Claude Chabrol tiré du roman, la scène de bal est notamment représentée par le tourbillon des robes des danseuses. Ce tourbillon semble illustrer ce sentiment d'exaltation, d'ivresse que constitue le bonheur, quand bien même il ne s'agit là que d'une parenthèse fugace dans notre existence. Ainsi, même s'il ne dure pas, même si par ailleurs notre existence est source d'insatisfaction plus que de satisfaction, nous pouvons éprouver un réel sentiment de transport, d'exaltation qui nous fait sentir que nous sommes enfin pleinement nous-mêmes et qui, pour nous, correspond au bonheur. C'est ce sentiment que nous cherchons à retrouver dans notre quête universellement partagée du bonheur.

 

 

On peut donc conclure que le bonheur n’est pas qu’une illusion puisque nous l’éprouvons, ce qui explique pourquoi tous les hommes le cherchent. Pourtant, si nous vivons des périodes de plénitude, ces périodes durent rarement. Or, le bonheur, défini comme satisfaction totale, suppose une absence de trouble, de souci de manière durable. Si mon sentiment de plénitude est intense mais ne dure pas, ne parlera-t-on pas alors plutôt d’une simple période de bonheur ? Dans sa définition, le bonheur ne suppose-t-il pas une certaine durée et continuité ? Mais alors, est-il possible d’être pleinement satisfait de manière durable ? Le bonheur n’est-il pas toujours illusoire ? Nous pouvons peut-être avoir l’impression d’être heureux mais dans la mesure où nous éprouvons un sentiment intense et ponctuel, mais, justement, ne confondons-nous pas alors le sentiment de bonheur et le bonheur réel ? Si nous éprouvons un sentiment de bonheur, cela suffit-il à dire que le bonheur existe réellement ? Il peut, en effet, y avoir une différence entre ce que je perçois intérieurement et la réalité du monde extérieur.

 

En effet, le bonheur se définit comme un état de satisfaction total et durable. Or, pour plusieurs raisons, un tel état semble impossible à atteindre. D’abord, il semble impossible de satisfaire tous nos désirs. En effet, le désir n’est pas uniquement déterminé par l’objet qui nous est extérieur. Si nous ne désirions les choses qu’en raison de leurs qualités, nous désirerions tous les mêmes choses ou les mêmes personnes. Or, ce n’est pas le cas. Ainsi, le désir est au moins autant dépendant de la structure du sujet que de la structure de l’objet. Dès lors, cela explique que, même lorsque nous parvenons à satisfaire un désir ponctuellement, cela ne suffit pas à mettre fin au désir structurellement. Ainsi, les désirs ne sont jamais pleinement satisfaits car ils se succèdent les uns aux autres.

C’est ce que répond Socrate à Calliclès dans le Gorgias. Dans ce texte, Gorgias explique en effet à son interlocuteur que, pour être heureux, il faut laisser libre cours à ses désirs et essayer de tous les satisfaire, si on le peut. Or, Socrate montre qu’une telle attitude ne procure jamais le bonheur car c’est, comme il l’explique, comme vouloir remplir incessamment des tonneaux percés : une tâche sans fin et jamais renouvelé. Ainsi, la première raison pour laquelle l’idée de bonheur n’est qu’une illusion qui n’existe pas réellement, un leurre impossible à atteindre, c’est que l’état de satisfaction totale n’existe pas. Lorsque nous obtenons satisfaction sur un point, un autre désir surgit, qui nous rend insatisfaits.

Même si nous arrivions à mettre fin au désir, nous ne serions pour autant pas heureux. En effet, l’autre raison pour laquelle le bonheur n’est qu’une illusion tient au fait que la satisfaction de nos désirs est une déception. Lorsque nous désirons quelque chose, c’est qu’elle nous fait défaut, qu’elle nous manque. Or, en l’absence de cette chose que nous désirons, nous imaginons ce que nous éprouverons et ressentirons lorsque notre désir sera enfin satisfait et que nous prendrons enfin possession de l’objet désiré. Nous en jouissons par anticipation. Or, la toute-puissance de notre imagination est bien supérieure à notre capacité finie à réaliser nos désirs et volontés dans la réalité. Du coup, logiquement, la réalisation de nos désirs n’est souvent pas à la hauteur de ce que nous avions imaginé, la brièveté de la satisfaction ne compense pas la longueur de l’attente et les efforts fournis pour que les désirs soient réalisés. C’est pourquoi nous ne parvenons jamais à être pleinement satisfaits : nous sommes déçus quand nous devrions être heureux.

C’est ce qu’explique Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Il montre en effet que le désir ne débouche jamais que sur une déception, et que c’est la raison pour laquelle nous ne parvenons pas à être heureux. Ce qui devrait faire notre bonheur en nous procurant satisfaction fait en réalité notre malheur en nous décevant. Dès lors, le bonheur n'est qu'une illusion au sens d'un leurre qui s'éloigne de nous à mesure que nous nous en approchons. Quand nous pensons l'avoir atteint grâce à la satisfaction de nos désirs, il se transforme immédiatement en son contraire : la déception.

Enfin, même si nous étions pleinement satisfaits de manière durable et définitive, serions-nous pour autant heureux ? L’idéal du bonheur comme satisfaction totale n’est-il pas synonyme d’ennui ? L’absence de souci, de désir que représente le bonheur, cet état dans lequel je n’ai plus rien à désirer car j’ai enfin tout, car j’ai tout obtenu, semble en effet être plutôt synonyme d’ennui. L’insatisfaction, le manque, le désir, constituent des moteurs qui nous poussent à agir et qui nous apportent les motivations nécessaires à l’action. Même s’il était possible, un état de satisfaction totale semble ainsi être synonyme d’ennui plus que de bonheur.

C’est ce qu’explique également Schopenhauer, toujours dans Le monde comme volonté et comme représentation. En effet, après avoir expliqué que la satisfaction des désirs n’est jamais complète, il montre que nous sommes ballotés entre la souffrance et l’ennui. Si nous désirons, nous éprouvons un manque et donc une souffrance, si nous satisfaisons nos désirs, nous éprouvons la souffrance de la déception, mais il ne peut en être autrement car si nous ne désirions plus rien, nous nous ennuierions. Le seul domaine dans lequel nous pouvons éprouver un bonheur sans partage, c’est dans le domaine de la connaissance ou de l’art, dans lequel nous ne sommes pas tributaires de l’objet, nous n’en avons pas besoin et nous entretenons avec lui un rapport libre. Mais, là encore, le bonheur est pourtant impossible car si nous nous consacrons à ces activités, nous sommes amenés à nous couper progressivement du reste de la société et à en souffrir. Ainsi, entre souffrance et ennui, il n’y a nulle échappatoire et le bonheur est impossible. Le bonheur ne peut jamais être réellement atteint, la seule chose que nous pouvons espérer approcher est un bonheur relatif, compromis entre la souffrance du désir et la souffrance de l'ennui.

Dans la mesure où le bonheur apparaît alors comme impossible à atteindre, nous pouvons en conclure qu’il n’est qu’une illusion. C’est une idée abstraite que nous nous faisons, ce qui explique que nous pensions l’éprouver. Mais, en réalité, le sentiment de bonheur ne suffit à prouver que le bonheur lui-même est bien réel. Comme état stable, de pleine satisfaction durable, le bonheur n’existe pas, d’une part parce qu’il est impossible à atteindre, d’autre part parce que, même si nous nous l’atteignions, il se transformerait en autre chose que lui-même, en ennui. On peut donc dire que le bonheur n’est qu’une illusion dans le sens où ce n’est qu’une idée trompeuse, qui nous fait croire en l’existence d’un état et d’une réalité qui, en fait, n’existent pas.

Ainsi, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, Kant qualifie le bonheur d’ « idéal de l’imagination ». En effet, nous dit-il, non seulement nous avons chacun une idée particulière du bonheur, mais, plus grave, nous ne savons pas ce que nous voulons pour être heureux, nous savons que nous voulons être heureux, mais nous ne savons comment le devenir, ni ce qui pourrait nous rendre définitivement heureux. Si le bonheur est un état stable de bien-être total, il faudrait en effet être omniscient et devin pour pouvoir dire ce qui va, à coup sûr et définitivement, me rendre heureux. Si je veux l’argent, nous dit Kant, rien ne me garantit que ce ne sera pas la source de plus de souci que de satisfaction. Si je veux la longévité, rien ne prouve que ce ne sera pas une longue vie de maladie, etc… Ainsi, comme je suis incapable de prédire l’avenir, je suis incapable de dire ce qui fera mon bonheur. Le bonheur n’est donc qu’un idéal de l’imagination, c’est-à-dire, précisément, une idée creuse, un leurre, une fiction. Il n'y a rien derrière ce vain mot, car nous ne savons que faire avec cette idée, que nous ne parvenons pas à transformer en réalité, dont nous ne pouvons rien déduire de concret, d'utile, d'efficace, puisque nous ne savons pas comment passer de la définition du bonheur à la réalisation du bonheur et que, en somme, la définition du bonheur ne nous apprend rien sur celui-ci.

 

Nous avons ainsi montré que le bonheur n’est qu’une illusion. Il est impossible à atteindre et, derrière l’idée creuse de bonheur, il n’y a aucune réalité. Mais dire que le bonheur n’est qu’une illusion, c’est le réduire à ce jugement négatif, c’est admettre qu’il n’est rien d’autre que cela, c’est-à-dire qu’il ne pourrait, comme idéal, n’avoir aucune utilité, aucune fonction. Une illusion a en effet une connotation négative et la formulation « ne…que… » également. Pourtant, si cet idéal existe et que tant d’hommes le poursuivent, n’est-ce pas parce qu’il remplit une fonction ? Le bonheur n’est-il qu’une illusion dont il faudrait se débarrasser ou est-il un idéal positif ?

 

Si le bonheur n’est qu’une illusion et rien d’autre que cela, c’est admettre que c’est une tromperie manipulatrice dont il faudrait se débarrasser. Or, l’illusion, et précisément le bonheur, ne sont-ils que négatifs ? Ne peuvent-ils pas être plus que cela ? En effet, l’illusion n’est pas forcément négative. L’existence d’idées, idéaux de la raison ou de l’imagination, aussi irréalisables soient elles, peut constituer pour l’homme un guide, un idéal, voire une consolation. L’idée que nous devrions nécessairement nous débarrasser de nos illusions s’appuie sur le présupposé que nous pourrions trouver mieux. Or, ce n’est pas nécessairement le cas. L’illusion peut servir de compensation, qui nous permet de trouver une satisfaction là où la réalité ne nous en apporte pas suffisamment.

Ainsi, dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau explique que " le pays des chimères est le seul digne d’être habité ". Notre condition humaine est triste. Nous sommes, dit-il « avide et borné », c'est-à-dire capables de tout vouloir, mais incapable de tout obtenir. Nous sommes ainsi, comme nous l’avons dit, perpétuellement déçus. Or, si nous renonçons à nos illusions, cela signifie que nous nous condamnons à une existence faite de déception perpétuellement reconduites. Au contraire, l’illusion, l’imagination, la fiction, nous apportent des satisfactions, qui, pour ne pas être réelles, n’en sont pas moins les seules que nous pouvons connaître. Ne pas nous en contentons et les refuser reviendrait à ignorer les caractéristiques de notre nature humaine. Nous trouver dans l'idée du bonheur, dans la recherche d'une satisfaction où le désir joue un rôle moteur, dans l'excitation et le plaisir que nous tirons de l'anticipation de quoi remplir nos existences, et la perspective d'un bonheur à venir, qui ne viendra certes peut-être jamais pour les raisons que nous avons données, suffit à notre bonheur présent, suffit à compenser le vide de notre existence.[1]

Ainsi, nous pouvons envisager que le bonheur ne soit pas qu’une illusion mais soit aussi un idéal consolateur voire porteur. En effet, la perspective d’une hypothétique vie sans souffrance ne peut-elle pas constituer un guide nous permettant de savoir comment mener notre existence ? Si nous ne sommes pas heureux, ce n’est pas seulement parce qu’il peut avenir des accidents sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise et qui provoquent souci et souffrance. C’est aussi parce que nous nous laissons affecter par ces événements. Or, n’est-il pas possible de trouver dans l’idée du bonheur les motivations pour discipliner notre existence vers plus d’ascétisme et de dépouillement ? Le bonheur paraît difficile à atteindre comme satisfaction totale, notamment si nous le cherchons dans le domaine matériel (gloire, argent, réussite, etc…). Mais si nous le cherchons dans un équilibre qui dépend de nous et qui s’appuie essentiellement sur la manière dont nous vivons et abordons notre existence, le bonheur ne devient-il pas alors un idéal et un art de vivre ?

Ainsi, dans les Entretiens, Epictète explique que, pour être heureux, nous devons faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Notre pouvoir est en effet limité et certaines choses sont hors de notre portée (la gloire, les honneurs, l’immortalité, etc…). Dès lors, il est inutile de nous lamenter pour ce qui ne dépend pas de nous puisque nous n’y pouvons de toute façon rien. Nous nous rendons malheureux et sommes l’instrument de notre propre malheur si nous n’apprenons pas, grâce à notre raison, à faire la distinction entre ces deux types de choses ou d’événements. Dès lors, le bonheur devient un idéal positif, qui me permet de développer une véritable discipline de vie, m’apprenant à me satisfaire des plaisirs ponctuels que je peux vivre, mais sans me lamenter des désagréments que je peux vivre et dont je ne suis pas responsable, contre lesquels je ne peux rien. Certes le bonheur peut toujours sembler n’être qu’un idéal (puisqu’il n’est pas facile de nous défaire de ce qui nous arrive et donc nous affecte) mais nous pouvons tirer de cet idéal quelque chose de positif.

 

Ainsi, le bonheur n’est pas qu’une illusion. Certes, atteindre un état de total satisfaction et ce de manière durable est un objectif irréalisable et absolument impossible à concrétiser, mais, pour autant, le bonheur ne se réduit pas à un leurre, une tromperie. C’est un idéal moteur, un objectif qui nous invite à prendre en main notre propre existence, à ne plus être les artisans de notre propre malheur et à nous imposer une discipline de penser qui nous permet d’espérer trouver le bonheur en dehors des lieux où nous le cherchons traditionnellement.

 

 



[1] On pourrait ajouter une référence à Pascal ou à Marx dans un III.A., référence plus péjorative, pour montrer en quoi le bonheur est un idéal qui sert à faire diversion, à masquer la misère de l’existence humaine, que c’est un leurre, pour ensuite montrer en quoi ce leurre est positif et nécessaire car il est ce qui rend l’existence humaine supportable, nous ne devons donc pas nous en défaire.

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9 janvier 2015 5 09 /01 /janvier /2015 11:48

LE BONHEUR N’EST-IL QU’UNE ILLUSION ?

Eléments de corrigé

 

 

Le bonheur peut être défini comme un état de satisfaction total et durable. Cela signifie qu’être heureux nécessite que je parvienne à combler tous mes désirs pour n’éprouver aucun manque, à tenir éloigner de moi toute souffrance et tout souci. Or, un tel objectif n’est-il pas une chimère irréalisable ? En effet, est-il possible pour un être humain de combler parfaitement tous ses désirs et de ne connaître aucun souci ? Lorsque nous parvenons à combler un manque, un autre ne surgit-il pas immédiatement ? Et quand bien même je parviendrai à me satisfaire pleinement, comment m’assurer que je ne subirai pas, dans le cours des événements que je ne maîtrise pas, des situations qui me causeront souci et souffrance ? Il semble donc qu’on puisse en conclure que le bonheur n’est qu’une chimère impossible à atteindre. Pourtant, il n’est pas faux de dire que tous les hommes cherchent le bonheur. Même s’ils mettent derrière ce même mot des réalités bien différentes, il reste néanmoins juste de dire que chaque homme, à sa manière, mène son existence en poursuivant comme but son propre épanouissement, la réalisation de lui-même, c'est-à-dire en essayant d’atteindre un état dans lequel il puisse vivre en pleine adéquation avec sa personne. Or, si le bonheur n’est qu’une illusion, cela signifie qu’il n’existe pas, que ce n’est qu’un leurre, une tromperie, une idée vaine. Alors, cela signifierait que les hommes seraient universellement à la recherche de quelque chose qui n’existe pas. Une telle chose est-elle pensable ? D’ailleurs, si nous cherchons tous le bonheur, n’est-ce pas aussi parce qu’il nous arrive de l’éprouver et que nous souhaitons retrouver cette sensation ? Dès lors, ne faut-il pas admettre que le bonheur ne se résume pas à une simple illusion mais constitue bien un objectif réel, même si nous avons du mal à l’atteindre. Si cet objectif continue à habiter chacun d'entre nous, n'est-ce pas qu'il y a dans le bonheur autre et chose et plus qu'une simple illusion, que nous y trouvons un idéal utile et nécessaire à la vie?

C’est pourquoi il est difficile de dire si le bonheur n’est qu’une illusion. En effet, le bonheur n’est-il qu’un idéal de pleine satisfaction impossible à atteindre ou est-il possible d’être réellement heureux, si oui comment ?

Nous verrons dans un premier temps que le bonheur n’est pas qu’une illusion car la quête universelle du bonheur s'explique par l'existence d'un réel sentiment de bonheur. Pourtant, est-il possible d’atteindre un état de satisfaction total et durable. Mais, si le bonheur est impossible à atteindre, n’est-il pour autant qu’une illusion, un leurre ? Ne peut-il pas être un idéal ou un espoir nécessaire et positif ?

 

 

Le bonheur peut-être défini comme un état de satisfaction total, de bien-être absolu. Il est synonyme de plénitude. La plénitude désigne ce que nous ressentons lorsque nous nous sentons complets, parfaits, dans le sens où plus rien ne nous fait défaut. Or, dans ce sens, nous pouvons dire que tout homme veut être heureux. Il est toujours difficile et dangereux de se prononcer ainsi de manière très générale, mais nous pouvons pourtant affirmer que chacun souhaite le bonheur. En effet, si l’on entend par là un état de plénitude dans lequel l’individu se réalise pleinement, le bonheur qui correspond à chaque individu dépendra du coup de la personnalité de chacun. Alors, en disant que chacun cherche le bonheur, je ne me prononce pas sur la nature ou le contenu de ce bonheur. Il s’agit juste de dire que l’existence humaine est toujours commandée par la recherche ce qui, pour chaque individu, correspond à son identité. Celui qui fuira la richesse et cherchera la pauvreté ou celui qui cherche la souffrance à travers la culpabilité trouvera le bonheur dans la spiritualité et les satisfactions procurées par la foi. 

Ainsi, Aristote, dans L’Ethique à Nicomaque, explique-t-il que le bonheur est la fin suprême et la fin universellement partagée. Toute activité est orientée, poursuit une fin, un objectif. Les actes purement et totalement gratuits n’existent pas. Or, d’une part, le bonheur constitue la seule fin universellement partagée. C’est, comme nous l’avons dit, ce que cherchent tous les hommes. D’autre part, cette fin est la fin suprême car c’est la seule fin en soi. Nous cherchons le bonheur pour lui-même et non comme un moyen en vue d’autre chose. Nous voulons être heureux pour être heureux et pour aucune autre raison. Par conséquent, il paraît difficile de dire que le bonheur n’est qu’une illusion : ce serait en effet supposer que les hommes cherchent tous universellement quelque chose qui n’existe pas. L’illusion est en effet irréelle : elle n’existe pas, elle est le produit de l’imagination, une fiction de l’esprit. Si nous reconnaissons que le bonheur n’est qu’une illusion, nous admettons ainsi que celui-ci n’existe pas et devons donc en déduire que l’humanité, collectivement et universellement, est à la recherche d’un objectif qui est inexistant. La majorité n’a certes pas force de loi, mais il faut bien admettre que si les hommes cherchent universellement le bonheur, on est en droit de supposer que celui-ci n’est pas qu’une illusion. 

 

Or, si tous les hommes cherchent le bonheur, c'est qu'ils l'ont pour la plupart déjà éprouvé et qu'ils cherchent à retrouver ce sentiment vécu et souvent perdu. Il s’agit en effet d’un sentiment intense dans lequel l’ensemble de notre personne semble enfin en adéquation avec elle-même. Pour éprouver un tel bonheur, il n’est pas nécessaire qu’il dure. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous savons que nous avons été heureux à certains moments de notre existence même si nous ne le sommes plus ou si cet état n’a pas duré. Pour autant, l’intensité des sensations éprouvées à ces occasions distingue ces bonheurs du simple plaisir, qui lui est ponctuel et limité. Dans le bonheur, il y a une intensité qui ne se trouve pas dans le plaisir. Il y a aussi une complétude qui ne se trouve pas dans le plaisir : le bonheur est une satisfaction de toute ma personne, alors que le plaisir se limite à une satisfaction sensible. Dès lors, ayant connu et éprouvé quelque chose comme le bonheur, ayant vécu un tel sentiment, nous pouvons dire que le bonheur existe réellement, que c’est un sentiment bien réel et pas une simple illusion.

Dans Madame Bovary  de Gustave Flaubert, l'héroïne éprouve un tel sentiment lors du bal à la Vaubyessard. Ce bal représente pour Emma un moment où elle peut s'élever au-dessus de la pesanteur de son quotidien pour être enfin elle-même, pour toucher à l'existence de luxe et d'élégance à laquelle elle aspire et pense être destinée. Le bonheur éprouvé par la jeune femme à ce moment-là du livre est bien réel et sincère. Pourtant, son existence est déjà empêtrée dans une monotonie source d'insatisfaction. C'est d'ailleurs pour sortir de cette monotonie qu'Emma entretiendra par la suite le souvenir de ce bal, synonyme de bonheur réel. Dans le film de Claude Chabrol tiré du roman, la scène de bal est notamment représentée par le tourbillon des robes des danseuses. Ce tourbillon semble illustrer ce sentiment d'exaltation, d'ivresse que constitue le bonheur, quand bien même il ne s'agit là que d'une parenthèse fugace dans notre existence. Ainsi, même s'il ne dure pas, même si par ailleurs notre existence est source d'insatisfaction plus que de satisfaction, nous pouvons éprouver un réel sentiment de transport, d'exaltation qui nous fait sentir que nous sommes enfin pleinement nous-mêmes et qui, pour nous, correspond au bonheur. C'est ce sentiment que nous cherchons à retrouver dans notre quête universellement partagée du bonheur.

 

 

On peut donc conclure que le bonheur n’est pas qu’une illusion puisque nous l’éprouvons, ce qui explique pourquoi tous les hommes le cherchent. Pourtant, si nous vivons des périodes de plénitude, ces périodes durent rarement. Or, le bonheur, défini comme satisfaction totale, suppose une absence de trouble, de souci de manière durable. Si mon sentiment de plénitude est intense mais ne dure pas, ne parlera-t-on pas alors plutôt d’une simple période de bonheur ? Dans sa définition, le bonheur ne suppose-t-il pas une certaine durée et continuité ? Mais alors, est-il possible d’être pleinement satisfait de manière durable ? Le bonheur n’est-il pas toujours illusoire ? Nous pouvons peut-être avoir l’impression d’être heureux mais dans la mesure où nous éprouvons un sentiment intense et ponctuel, mais, justement, ne confondons-nous pas alors le sentiment de bonheur et le bonheur réel ? Si nous éprouvons un sentiment de bonheur, cela suffit-il à dire que le bonheur existe réellement ? Il peut, en effet, y avoir une différence entre ce que je perçois intérieurement et la réalité du monde extérieur.

 

En effet, le bonheur se définit comme un état de satisfaction total et durable. Or, pour plusieurs raisons, un tel état semble impossible à atteindre. D’abord, il semble impossible de satisfaire tous nos désirs. En effet, le désir n’est pas uniquement déterminé par l’objet qui nous est extérieur. Si nous ne désirions les choses qu’en raison de leurs qualités, nous désirerions tous les mêmes choses ou les mêmes personnes. Or, ce n’est pas le cas. Ainsi, le désir est au moins autant dépendant de la structure du sujet que de la structure de l’objet. Dès lors, cela explique que, même lorsque nous parvenons à satisfaire un désir ponctuellement, cela ne suffit pas à mettre fin au désir structurellement. Ainsi, les désirs ne sont jamais pleinement satisfaits car ils se succèdent les uns aux autres.

C’est ce que répond Socrate à Calliclès dans le Gorgias. Dans ce texte, Gorgias explique en effet à son interlocuteur que, pour être heureux, il faut laisser libre cours à ses désirs et essayer de tous les satisfaire, si on le peut. Or, Socrate montre qu’une telle attitude ne procure jamais le bonheur car c’est, comme il l’explique, comme vouloir remplir incessamment des tonneaux percés : une tâche sans fin et jamais renouvelé. Ainsi, la première raison pour laquelle l’idée de bonheur n’est qu’une illusion qui n’existe pas réellement, un leurre impossible à atteindre, c’est que l’état de satisfaction totale n’existe pas. Lorsque nous obtenons satisfaction sur un point, un autre désir surgit, qui nous rend insatisfaits.

Même si nous arrivions à mettre fin au désir, nous ne serions pour autant pas heureux. En effet, l’autre raison pour laquelle le bonheur n’est qu’une illusion tient au fait que la satisfaction de nos désirs est une déception. Lorsque nous désirons quelque chose, c’est qu’elle nous fait défaut, qu’elle nous manque. Or, en l’absence de cette chose que nous désirons, nous imaginons ce que nous éprouverons et ressentirons lorsque notre désir sera enfin satisfait et que nous prendrons enfin possession de l’objet désiré. Nous en jouissons par anticipation. Or, la toute-puissance de notre imagination est bien supérieure à notre capacité finie à réaliser nos désirs et volontés dans la réalité. Du coup, logiquement, la réalisation de nos désirs n’est souvent pas à la hauteur de ce que nous avions imaginé, la brièveté de la satisfaction ne compense pas la longueur de l’attente et les efforts fournis pour que les désirs soient réalisés. C’est pourquoi nous ne parvenons jamais à être pleinement satisfaits : nous sommes déçus quand nous devrions être heureux.

C’est ce qu’explique Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Il montre en effet que le désir ne débouche jamais que sur une déception, et que c’est la raison pour laquelle nous ne parvenons pas à être heureux. Ce qui devrait faire notre bonheur en nous procurant satisfaction fait en réalité notre malheur en nous décevant. Dès lors, le bonheur n'est qu'une illusion au sens d'un leurre qui s'éloigne de nous à mesure que nous nous en approchons. Quand nous pensons l'avoir atteint grâce à la satisfaction de nos désirs, il se transforme immédiatement en son contraire : la déception.

Enfin, même si nous étions pleinement satisfaits de manière durable et définitive, serions-nous pour autant heureux ? L’idéal du bonheur comme satisfaction totale n’est-il pas synonyme d’ennui ? L’absence de souci, de désir que représente le bonheur, cet état dans lequel je n’ai plus rien à désirer car j’ai enfin tout, car j’ai tout obtenu, semble en effet être plutôt synonyme d’ennui. L’insatisfaction, le manque, le désir, constituent des moteurs qui nous poussent à agir et qui nous apportent les motivations nécessaires à l’action. Même s’il était possible, un état de satisfaction totale semble ainsi être synonyme d’ennui plus que de bonheur.

C’est ce qu’explique également Schopenhauer, toujours dans Le monde comme volonté et comme représentation. En effet, après avoir expliqué que la satisfaction des désirs n’est jamais complète, il montre que nous sommes ballotés entre la souffrance et l’ennui. Si nous désirons, nous éprouvons un manque et donc une souffrance, si nous satisfaisons nos désirs, nous éprouvons la souffrance de la déception, mais il ne peut en être autrement car si nous ne désirions plus rien, nous nous ennuierions. Le seul domaine dans lequel nous pouvons éprouver un bonheur sans partage, c’est dans le domaine de la connaissance ou de l’art, dans lequel nous ne sommes pas tributaires de l’objet, nous n’en avons pas besoin et nous entretenons avec lui un rapport libre. Mais, là encore, le bonheur est pourtant impossible car si nous nous consacrons à ces activités, nous sommes amenés à nous couper progressivement du reste de la société et à en souffrir. Ainsi, entre souffrance et ennui, il n’y a nulle échappatoire et le bonheur est impossible. Le bonheur ne peut jamais être réellement atteint, la seule chose que nous pouvons espérer approcher est un bonheur relatif, compromis entre la souffrance du désir et la souffrance de l'ennui.

Dans la mesure où le bonheur apparaît alors comme impossible à atteindre, nous pouvons en conclure qu’il n’est qu’une illusion. C’est une idée abstraite que nous nous faisons, ce qui explique que nous pensions l’éprouver. Mais, en réalité, le sentiment de bonheur ne suffit à prouver que le bonheur lui-même est bien réel. Comme état stable, de pleine satisfaction durable, le bonheur n’existe pas, d’une part parce qu’il est impossible à atteindre, d’autre part parce que, même si nous nous l’atteignions, il se transformerait en autre chose que lui-même, en ennui. On peut donc dire que le bonheur n’est qu’une illusion dans le sens où ce n’est qu’une idée trompeuse, qui nous fait croire en l’existence d’un état et d’une réalité qui, en fait, n’existent pas.

Ainsi, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, Kant qualifie le bonheur d’ « idéal de l’imagination ». En effet, nous dit-il, non seulement nous avons chacun une idée particulière du bonheur, mais, plus grave, nous ne savons pas ce que nous voulons pour être heureux, nous savons que nous voulons être heureux, mais nous ne savons comment le devenir, ni ce qui pourrait nous rendre définitivement heureux. Si le bonheur est un état stable de bien-être total, il faudrait en effet être omniscient et devin pour pouvoir dire ce qui va, à coup sûr et définitivement, me rendre heureux. Si je veux l’argent, nous dit Kant, rien ne me garantit que ce ne sera pas la source de plus de souci que de satisfaction. Si je veux la longévité, rien ne prouve que ce ne sera pas une longue vie de maladie, etc… Ainsi, comme je suis incapable de prédire l’avenir, je suis incapable de dire ce qui fera mon bonheur. Le bonheur n’est donc qu’un idéal de l’imagination, c’est-à-dire, précisément, une idée creuse, un leurre, une fiction. Il n'y a rien derrière ce vain mot, car nous ne savons que faire avec cette idée, que nous ne parvenons pas à transformer en réalité, dont nous ne pouvons rien déduire de concret, d'utile, d'efficace, puisque nous ne savons pas comment passer de la définition du bonheur à la réalisation du bonheur et que, en somme, la définition du bonheur ne nous apprend rien sur celui-ci.

 

Nous avons ainsi montré que le bonheur n’est qu’une illusion. Il est impossible à atteindre et, derrière l’idée creuse de bonheur, il n’y a aucune réalité. Mais dire que le bonheur n’est qu’une illusion, c’est le réduire à ce jugement négatif, c’est admettre qu’il n’est rien d’autre que cela, c’est-à-dire qu’il ne pourrait, comme idéal, n’avoir aucune utilité, aucune fonction. Une illusion a en effet une connotation négative et la formulation « ne…que… » également. Pourtant, si cet idéal existe et que tant d’hommes le poursuivent, n’est-ce pas parce qu’il remplit une fonction ? Le bonheur n’est-il qu’une illusion dont il faudrait se débarrasser ou est-il un idéal positif ?

 

Si le bonheur n’est qu’une illusion et rien d’autre que cela, c’est admettre que c’est une tromperie manipulatrice dont il faudrait se débarrasser. Or, l’illusion, et précisément le bonheur, ne sont-ils que négatifs ? Ne peuvent-ils pas être plus que cela ? En effet, l’illusion n’est pas forcément négative. L’existence d’idées, idéaux de la raison ou de l’imagination, aussi irréalisables soient elles, peut constituer pour l’homme un guide, un idéal, voire une consolation. L’idée que nous devrions nécessairement nous débarrasser de nos illusions s’appuie sur le présupposé que nous pourrions trouver mieux. Or, ce n’est pas nécessairement le cas. L’illusion peut servir de compensation, qui nous permet de trouver une satisfaction là où la réalité ne nous en apporte pas suffisamment.

Ainsi, dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau explique que " le pays des chimères est le seul digne d’être habité ". Notre condition humaine est triste. Nous sommes, dit-il « avide et borné », c'est-à-dire capables de tout vouloir, mais incapable de tout obtenir. Nous sommes ainsi, comme nous l’avons dit, perpétuellement déçus. Or, si nous renonçons à nos illusions, cela signifie que nous nous condamnons à une existence faite de déception perpétuellement reconduites. Au contraire, l’illusion, l’imagination, la fiction, nous apportent des satisfactions, qui, pour ne pas être réelles, n’en sont pas moins les seules que nous pouvons connaître. Ne pas nous en contentons et les refuser reviendrait à ignorer les caractéristiques de notre nature humaine. Nous trouver dans l'idée du bonheur, dans la recherche d'une satisfaction où le désir joue un rôle moteur, dans l'excitation et le plaisir que nous tirons de l'anticipation de quoi remplir nos existences, et la perspective d'un bonheur à venir, qui ne viendra certes peut-être jamais pour les raisons que nous avons données, suffit à notre bonheur présent, suffit à compenser le vide de notre existence.[1]

Ainsi, nous pouvons envisager que le bonheur ne soit pas qu’une illusion mais soit aussi un idéal consolateur voire porteur. En effet, la perspective d’une hypothétique vie sans souffrance ne peut-elle pas constituer un guide nous permettant de savoir comment mener notre existence ? Si nous ne sommes pas heureux, ce n’est pas seulement parce qu’il peut avenir des accidents sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise et qui provoquent souci et souffrance. C’est aussi parce que nous nous laissons affecter par ces événements. Or, n’est-il pas possible de trouver dans l’idée du bonheur les motivations pour discipliner notre existence vers plus d’ascétisme et de dépouillement ? Le bonheur paraît difficile à atteindre comme satisfaction totale, notamment si nous le cherchons dans le domaine matériel (gloire, argent, réussite, etc…). Mais si nous le cherchons dans un équilibre qui dépend de nous et qui s’appuie essentiellement sur la manière dont nous vivons et abordons notre existence, le bonheur ne devient-il pas alors un idéal et un art de vivre ?

Ainsi, dans les Entretiens, Epictète explique que, pour être heureux, nous devons faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Notre pouvoir est en effet limité et certaines choses sont hors de notre portée (la gloire, les honneurs, l’immortalité, etc…). Dès lors, il est inutile de nous lamenter pour ce qui ne dépend pas de nous puisque nous n’y pouvons de toute façon rien. Nous nous rendons malheureux et sommes l’instrument de notre propre malheur si nous n’apprenons pas, grâce à notre raison, à faire la distinction entre ces deux types de choses ou d’événements. Dès lors, le bonheur devient un idéal positif, qui me permet de développer une véritable discipline de vie, m’apprenant à me satisfaire des plaisirs ponctuels que je peux vivre, mais sans me lamenter des désagréments que je peux vivre et dont je ne suis pas responsable, contre lesquels je ne peux rien. Certes le bonheur peut toujours sembler n’être qu’un idéal (puisqu’il n’est pas facile de nous défaire de ce qui nous arrive et donc nous affecte) mais nous pouvons tirer de cet idéal quelque chose de positif.

 

Ainsi, le bonheur n’est pas qu’une illusion. Certes, atteindre un état de total satisfaction et ce de manière durable est un objectif irréalisable et absolument impossible à concrétiser, mais, pour autant, le bonheur ne se réduit pas à un leurre, une tromperie. C’est un idéal moteur, un objectif qui nous invite à prendre en main notre propre existence, à ne plus être les artisans de notre propre malheur et à nous imposer une discipline de penser qui nous permet d’espérer trouver le bonheur en dehors des lieux où nous le cherchons traditionnellement.

 



[1] On pourrait ajouter une référence à Pascal ou à Marx dans un III.A., référence plus péjorative, pour montrer en quoi le bonheur est un idéal qui sert à faire diversion, à masquer la misère de l’existence humaine, que c’est un leurre, pour ensuite montrer en quoi ce leurre est positif et nécessaire car il est ce qui rend l’existence humaine supportable, nous ne devons donc pas nous en défaire.

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15 décembre 2014 1 15 /12 /décembre /2014 11:35

Le langage que nous utilisons est ce qui doit nous permettre de nous exprimer de manière à être compris. Nombreuses sont pourtant les occasions où nous sommes obligés de reprendre nos paroles car elles ne correspondent pas à ce que nous pensions et voulions dire. Et pourtant, c’est nous-mêmes qui avons choisi les mots employés. Est-ce à dire que le langage peut trahir la pensée ? Trahir, c’est d’abord décevoir une relation de confiance. Si le langage peut nous trahir, c’est que l’on a préalablement admis qu’on lui confiait la tâche d’extérioriser une pensée intime. Les mots sont-ils à la hauteur de cette tâche ? Méritent-ils notre confiance ? N’y a-t-il pas, dans la langue, une mise en forme, une rationalisation qui ne se trouvent pas toujours dans ce que nous pensons intimement ? Faut-il, alors, nous méfier du langage ? Car s’il peut nous trahir en déformant ce que nous disons, la langage peut, ce qui semble pire, nous trahir en nous faisant dire ce que nous ne voulons pas dire, parfois même ce que nous ignorons. N’est-ce pas le cas lorsque nous commettons un lapsus ? Dans les deux cas (que la trahison déforme ou révèle la pensée), cela suppose, une pensée qui se serait formée en dehors du langage et avant lui. Pourtant, penser, ce n’est pas seulement ressentir intérieurement. La pensée désigne un processus de raisonnement qui permet d’agencer des propositions et des idées de manière logique. En cela, la pensée se distingue du ressenti, informe et irrationnel. Dès lors, comment pourrait-on penser en dehors du langage ? Loin de trahir la pensée, le langage n’en est-il pas la condition ?

Nous essaierons donc de déterminer si le langage trahit la pensée. La pensée est-elle un processus intime qui se constitue en dehors du langage ou en est-elle dépendante ? Nous verrons d’abord que le langage constitue un code étranger à la réalité désignée par nos pensées. Le langage ne peut-il pas alors nous trahir, au-delà même de ce que nous pensons consciemment ? Mais par pensée ne désigne-t-on pas une opération de la raison qui ne peut avoir lieu que grâce au langage ?

 

Dire que le langage trahit la pensée suppose que langage et pensée sont deux réalités extérieures. La trahison désigne en effet l’incapacité d’une personne ou d’une chose d’être à la hauteur de la confiance placée en elle. Or, confier, c’est déléguer à un autre un objet ou une tâche. Si le langage peut ainsi trahir la pensée, c’est donc d’une part que la pensée est extérieure au langage et d’autre part qu’elle s’est remise entre ses mains pour lui confier la tâche de l’exprimer. Or, nos pensées désignent d’une manière très générale la représentation intime que nous nous faisons du monde qui nous entoure et des affections que nous éprouvons. C’est donc d’abord un état intérieur, qui désigne très généralement ce dont nous avons conscience. La pensée vient donc d’abord. Le langage vient ensuite, pour extérioriser ce donné initial. Or, il ne peut remplir qu’imparfaitement cette tâche car il y a une faille irrémédiable entre les mots et les choses. Dire ce que nous pensons intimement, ce n’est pas la même chose que le penser et le vivre intimement. Pour l’autre qui m’écoute, entendre ce que je dis, ce n’est pas la même chose que vivre ce que je vis. C’est ce qu’explique Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perceptionlorsqu’il dit que « les paroles d’autrui ne sont pas autrui ». Nous n’accédons qu’imparfaitement et extérieurement à ce que l’autre vit, car ses paroles échouent à nous en fournir une représentation exacte. Ainsi, le langage trahit la pensée, non par malice, mais parce qu’il y a une faille irrattrapable entre la pensée vécue intérieurement et la pensée exprimée extérieurement.

Cette faille tient à la structure même du langage, qui est elle-même liée à sa fonction. Si le langage sert à communiquer, il faut que les mots employés soient compris de tous. Pour cela, ils doivent être généraux. S’il y avait un nom propre pour chaque table qui existe, a existé et existera jamais, il nous serait tout simplement impossible de communiquer. Parce qu’il est utile, le langage est donc général. Mais parce qu’il est général, il est à distance de ce que nous pensons intimement. En cela, le langage ne trahit pas seulement la pensée des autres, mais aussi la mienne. En m’obligeant à utiliser des mots généraux, il m’empêche d’accéder à la réalité de ma propre pensée. C’est ce qu’explique Bergson dans Le Rire où il montre que la généralité du langage et ce qu’il a d’utilitaire nous empêchent d’accéder à notre propre intériorité car nous n’en percevons pas les nuances particulières mais ne pouvons l’aborder que par des mots communs à tous. Ainsi, le langage trahit la pensée car il se montre inapte à remplir la tâche qui lui a été confiée : exprimer adéquatement le message qui a d’abord été intérieurement conçu. Cette trahison est liée à sa généralité structurelle. Or, s’il peut ainsi ne pas dire ce que nous pensons comme nous le pensons, ne finit-il pas par dire autre chose ?

 

Le langage peut trahir la pensée en l’exprimant mal. Il peut aussi la trahir en la dévoilant. N’y a-t-il pas ainsi lorsque nous parlons des pensées qui sont dévoilées malgré elles et malgré nous ? Le langage ne dit-il pas plus ou autre chose que ce que nous voulons dire ? En effet, le langage ne passe pas seulement par les mots. C’est un ensemble de signes et de symboles dont les mots ne sont qu’un aspect. Le choix du vocabulaire, la grammaire et le niveau de langue employés, notre ton, nos gestes... sont autant d’éléments qui constituent un langage, par lequel s’exprime plus que le seul message que nous voulons transmettre. L’habitus décrit par Bourdieu désigne ainsi l’ensemble des traits socialement déterminés qui finissent par faire corps avec nous. Dès lors, quand nous écrivons ou parlons, le langage que nous utilisons trahit notre pensée, c'est-à-dire dévoile malgré nous une manière de réfléchir socialement produite. Le sociologue exprime ainsi ses réserves face aux exercices de la dissertation ou du « grand oral » des concours, dans lesquels on cherche à discriminer les candidats grâce aux codes sociaux de pensée que le langage peut trahir.

Ces pensées que le langage trahit ici ne sont donc pas des conscientes. Le langage dévoile ce qu’il y a en nous de plus intime, de caché, même à nos propres yeux. Il semble ainsi doté d’une forme d’autonomie qui le rend capable de dire ce que nous ne voulons pas dire. C’est, par exemple, le propre du lapsus. Dans celui-ci, en effet, se manifeste une pensée inconsciente, dont nous sommes nous-mêmes ignorants. Par lui, l’inconscient fait irruption dans notre vie conscience et parvient momentanément à endormir la résistance qui sans cela l’en empêche. D’une manière générale, d’ailleurs, la cure psychanalytique s’appuie sur les propos du patient, cherchant à lui faire dire ce qu’il ne veut pas dire parce que la censure de la résistance s’y oppose. Mais il finira bien par le dire parce que le langage le trahira, par les lapsus par exemple mais aussi par les mots qu’il choisira d’employer. Ainsi, le langage trahit-il la pensée parce que celle-ci n’est pas que consciente et qu’elle se dévoile malgré nous à travers lui. L’usage que nous faisons du langage manifeste notre origine sociale, notre éducation, notre culture, et même des pensées si intimes que nous n’en avons pas conscience. Mais de quelle pensée parle-t-on si elles se situent en dehors de la conscience ? La pensée n’est-elle pas au contraire nécessairement rationnelle et consciente ?

 

Tout ce qui advient en nous, consciemment et inconsciemment, ne saurait en effet être considéré comme pensée au même titre. Si le mot désigne d’une manière générale ce qui est intérieur par opposition à ce qui est extérieur, il désigne aussi ce qui est réfléchi par opposition à ce qui est senti. Tout ce qui advient dans le for de notre subjectivité ne relève pas de la pensée mais celle-ci désigne précisément ce que la raison est capable de produire, comme capacité logique d’agencer des propositions et des idées. Dès lors, nous avons besoin de parler pour penser dans la mesure où l’on ne peut pas produire de tels raisonnements sans passer par le langage. Ce que nous « pensons » en dehors de ce cadre tient du ressenti, que nous n’arrivons pas à dire, comme le soulignait Bergson, pas nécessairement parce que les mots seraient déficients mais parce que ce sentiment lui-même serait trop confus. Même l’inconscient n’est pas pensé tant qu’il n’advient pas à la conscience et au langage. Nous pouvons dire que nous avons des pensées inconscientes, mais cela reste théorique et dans le fond nous n’en savons rien puisque si ces pensées existent nous sommes incapables de les penser, de nous les formuler. Dans L’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel montre ainsi que l’éloge de l’indicible comme d’une pensée si profonde que les mots ne sauraient la dire cache en réalité la vacuité et la confusion de ce qui n’est pas encore délimité et caractérise une pensée en devenir. Si nous n’arrivons pas à dire ce que nous pensons, ce n’est pas parce que « les mots nous manquent » et que donc le langage serait défaillant. L’indicible est le signe d’une pensée qui n’en est pas encore une, car penser une chose, la prendre pour objet, c’est être capable de l’identifier, de la délimiter et donc de la dire. Une fois achevée, la pensée prend la forme du mot qui seul peut désigner adéquatement et précisément la chose pensée. Ainsi, le langage ne trahit pas la pensée, il est au contraire ce qui la conditionne.

Alors, la pensée n’est plus extérieure au langage et ne le précède plus. Au contraire, elle se forme avec lui et par lui. Avant d’être exprimées, les choses doivent en effet être formulées et penser ce n’est alors jamais que se parler à soi-même. On peut même se demander, comme le fait Nietzsche dans le Gai Savoir, si ce n’est pas parce qu’il devait parler pour communiquer ses besoins aux autres que l’homme a développé la conscience. Dans ce texte, Nietzsche montre en effet que l’homme, d’abord isolé, devient une bête de proie qui doit s’associer aux autres pour survivre. Cette communauté n’a de sens et ne satisfait ses objectifs que si les hommes sont capables de se formuler réciproquement leurs besoins pour pouvoir y pourvoir. Avant même de formuler aux autres ces besoins, l’homme doit en prendre conscience, c'est-à-dire se les formuler à soi-même. Voilà l’origine de la pensée comme conscience, qui apparaît donc comme indissociable du langage.

 

Ainsi, le langage ne trahit pas la pensée. Certes, il existe une multitude de sentiments ou de phénomènes intimes, sentis, inconscients en dehors et en deçà de la pensée, que le langage ne parvient pas à rendre et peut pourtant, paradoxalement, dévoiler malgré lui. Mais la pensée désigne une opération logique de réflexion qui ne préexiste en rien au langage mais se confond avec lui.

 

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6 novembre 2014 4 06 /11 /novembre /2014 13:25

Que gagne-t-on en travaillant ?

 

Eléments de problématisation :

La réponse à cette question semble aller de soi : on gagne sa vie à travailler (comme l’indique l’expression, « gagner sa vie »), par l’intermédiaire du salaire qui nous est versé en échange du travail fourni. Dans le sens d’emploi, le travail désigne l’activité exercée pour obtenir les moyens nécessaires à sa subsistance, dont l’homme ne dispose pas immédiatement. En ce sens d’ailleurs, le travail va au-delà du strict domaine de l’emploi pour prendre celui de labeur. L’agriculteur qui cultive sa terre et vit des produits de son exploitation travaille également pour assurer sa subsistance. Pourtant ce bénéfice est mis en question par le sujet. En posant la question ainsi, on sous-entend en effet qu’on ne saurait dire facilement ce que le travail apporte, ni même s’il rapporte quelque chose. Ainsi, la notion de labeur renvoie à la pénibilité du travail. Or, cette pénibilité n’implique-t-elle pas que le travail constitue davantage une contrainte (nous n’avons finalement pas d’autre choix que de travailler pour vivre) qu’une activité dont nous sortirions gagnants ?

Les débats de notre temps sur la « valeur » du travail, entre valorisation de celui-ci et organisation de davantage de temps libre, montrent que le travail est fondamentalement ambivalent. Il semble constituer une activité nécessaire à la réalisation de l’homme. Ne pas travailler, au-delà de la question de l’emploi, c’est ne rien faire et cela semble constituer un obstacle à la réalisation de soi. Dans le même temps, le travail est une activité pénible physiquement et son organisation sociale en fait souvent un poids. C’est pourquoi la question se pose de savoir quel est exactement le bénéfice tiré du travail, au sens strict d’emploi et au sens plus large d’activité productrice.

 

Le travail est-il une activité utile voire nécessaire dont on retirerait un gain (notre vie ou notre humanité) ou au contraire une activité nuisible ou neutre dont on ne tire rien (on ne gagne rien à travailler) voire dont on sort perdant (entreprise de déshumanisation)

 

I. Nous gagnons notre vie en travaillant.

 

Le travail se présente sans doute d’abord sous sa forme salariée : on pense spontanément à l’emploi. Le gain de celui-ci semble relativement facile à mesurer puisqu’il prend la forme quantifiable du salaire. De là, plusieurs conséquences peuvent être tirées.

  • D’abord, l’expression gagner sa vie peut être entendue en son sens le plus littéral. Le salaire ne constitue pas de l’argent de poche. Il représente d’abord la somme qui nous est nécessaire pour vivre. Il est ce qui nous permet de nous loger, nous nourrir, nous vêtir. Le travail est donc lié à la vie. Nous travaillons car ce dont nous avons besoin pour satisfaire les besoins liés à la survie ne nous est pas donné immédiatement, nous devons le produire et c’est à cela que sert le travail. Voir par exemple Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.

  • Mais le salaire n’est pas un don. Il ne fait que compenser l’énergie et le temps dépensés pour travailler. Au final, l’opération est donc nulle : ce que je gagne (mon salaire) est reçu en échange de ce que je donne (mon temps, mon énergie, ma santé parfois). Il s’agit d’un échange, que Marx dans le Capital, qualifie même d’équitable juridiquement. Or un échange parfait, au sens strict, suppose une égalité absolue entre les deux biens échangés, sans perte ni profit. Je ne gagne donc rien en travaillant puisque ce que je reçois n’est en réalité qu’une compensation de ce que j’ai donné, pas un gain au sens strict.

  • Cela est d’autant plus vrai que le salaire « gagné » doit être immédiatement utilisé. En effet, nous ne produisons pas seuls ce qui est nécessaire à notre survie. Par mon travail, je ne peux imaginer produire tout ce qui est nécessaire pour combler mes besoins. Je suis aussi dépendante du travail des autres qui complète le mien. Ainsi, le travail comme activité productrice s’insère dans la sphère économique des échanges. Ce qui est ainsi produit et gagné est donc immédiatement réinvesti pour obtenir du travail des autres ce dont nous avons besoin pour vivre. Ainsi, l’opération est nulle. Aussitôt gagné, mon salaire est dépensé pour assurer ma survie. Voir par exemple Platon, La République sur la spécialisation et la division du travail.

 

Donc, si nous gagnons notre vie en travaillant, nous y perdons aussi quelque chose (du temps, de l'énergie) si bien qu'au final nous ne gagnons rien à travailler car ce qui est gagné est immédiatement réinvesti ou ne sert qu'à compenser ce qui a été par ailleurs perdu. Or, précisément parce que le travail est cette activité liée à la vie, est-ce que ce n'est pas une activité dans laquelle nous avons tout à perdre ? En travaillant, ne sommes-nous pas ramenés à ce que notre vie à d’animal, de contrainte par les besoins purement physiques et naturels ?

 

II. Nous perdons tout en travaillant.

 

S’il y a un échange entre mon travail et le salaire qui m’est versé, nous pouvons nous interroger sur les termes de cet échange. Ne risque-t-il pas, en effet, d’y avoir un déséquilibre entre l’activité produite par le travailleur et sa compensation ? Ce que nous perdons en travaillant n’est-il pas plus important que ce que nous recevons en échange de cette activité ?

 

  • Le travail est une nécessité vitale, nous l’avons dit. Or, le lien entre travail et vie implique que le travail constitue une contrainte. Sous sa forme générale de labeur, nous n’avons d’autre choix que de travailler. En tant qu’humanité en général, nous ne pouvons survivre qu’en extrayant de nos forces, « à la sueur de notre front », de quoi vivre d’une nature qui ne nous donne pas ce dont nous avons besoin spontanément. Le labeur nous renvoie donc aux nécessités biologiques et, en cela, il semble constituer un processus de déshumanisation dans lequel le travailleur perd tout ou partie de sa dignité d’homme. D’où l’association biblique entre travail et malédiction et, plus généralement, la connotation négative du travail.

  • Au-delà de cette connotation négative, le travail est une perte car si c’est, comme nous l’avons vu, un échange, cet échange n’est pas équilibré. Ce que je donne (mon temps qui pourrait être utilisé pour autre chose et mon énergie vitale, c’est-à-dire dans le fond ma personne toute entière) a en réalité bien plus de valeur que ce que je gagne. Voir Marx¸ Le Capital, sur le travail comme aliénation et déshumanisation du travailleur.

  • Cette perte n’est d’ailleurs pas seulement une perte pour nous (nous y perdons humanité et dignité) mais aussi pour la nature qui subit les effets négatifs de notre travail. Le travail est une confrontation avec la nature pour la transformer et la dominer et dans ce processus nous risquons de perdre ce que la nature a d’harmonieux en la défigurant et la déréglant. Voir par exemple Rousseau, Second Discours. Serres, Contrat naturel.

 

Donc, le travail est une activité aliénante dans laquelle nous risquons de perdre plus que nous ne gagnons car l’échange que constitue la relation de travail tend à se déséquilibrer au désavantage du travailleur qui n’a d’autre choix pourtant que de travailler pour vivre.

Mais, est-ce à dire qu'il ne faut pas travailler (ni comme emploi, ni comme activité de transformation de la nature)? L'homme n'a-t-il pas plus à perdre dans l'oisiveté? Le travail est en effet aussi l'effort que nous produisons pour nous élever au-dessus de notre condition initiale, c’est une activité productrice. Ne nous réalisons pas nous-mêmes en réalisant quelque chose par le travail ?

 

III. Nous gagnons notre humanité en travaillant.

 

Le travail est un processus, ce n’est jamais instantané, ni immédiat : travailler suppose toujours une certaine durée, comme l’indique d’ailleurs l’expression « en travaillant » du sujet. Ce processus est un processus de réalisation. Dans son sens large, le travail est une activité productrice, au terme de laquelle une œuvre est réalisée. N’est-ce pas dans cette activité productrice que l’homme peut se réaliser personnellement et s’élever au-dessus de sa condition animale ?

 

  • Le travail n'est pas une malédiction mais une chance qui sort l'homme de sa paresse naturelle qui l'aurait condamné à une oisiveté, à un ennui et à une animalité éternelles. Voir par exemple Kant, Réflexions sur l'éducation où Kant renverse le mythe biblique d’Adam et Eve, faisant de la malédiction qu’ils connaissent une bénédiction.

  • En effet, le travail est le moyen par lequel l'homme se libère de la nature et affirme et réalise son humanité comme esprit. Voir par exemple Hegel, Esthétique.

  • Le travail salarié ne fait pas exception à cette dimension positive du travail. Aussi aliéné soit-il par l’organisation sociale du travail, le salarié se réalise dans ce qu’il produit. Voir Sartre, L'Être et le néant. Il pouvait toutefois être judicieux de nuancer le propos en fonction des types d'emploi. Voir par exemple Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition.

 

Conclusion générale : En travaillant et en produisant une œuvre, l’homme se réalise personnellement et réalise son humanité. Toutefois, pour que cette réalisation soit complète, il importe que l’organisation sociale du travail veille à limiter l’aliénation que l’emploi peut faire subir au travailleur.

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12 mai 2014 1 12 /05 /mai /2014 13:52
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3 mars 2014 1 03 /03 /mars /2014 08:41



Doit-on tout attendre de l’État ?


PROPOSITION de corrigé



 


 


(Introduction)(Mise en place du problème) Tout attendre de quelqu'un ou de quelque chose, c'est rester totalement passif à l'égard de cette instance et lui demander de nous prendre en
charge, comme le petit enfant est pris en charge par ses parents. Or, l'Etat désigne l'ensemble des institutions politiques, juridiques et judiciaires qui ont pour fonction de réguler la vie au
sein d'une nation délimitée par un territoire. Dans ce sens, il paraît difficile de dire qu'on doit tout en attendre. Cette expression exprime en effet une injonction qui serait faite au citoyen
– lui demandant de rester totalement passif face à l'Etat dont il est le sujet. Alors, le citoyen ne ferait que subir un pouvoir sur lequel il ne pourrait lui-même exercer aucun contrôle, aucun
pouvoir en retour. Dans cette configuration, l'Etat ne risque-t-il pas de remettre en question les libertés et les droits fondamentaux qui doivent être accordés aux citoyens en tant qu'hommes ?
Ne serait-ce pas contradictoire avec les devoirs du citoyen ?


         Pour autant, si nous ne devons pas tout
attendre de l'Etat, faut-il alors admettre que l'essentiel est ailleurs et que l'Etat, comme outil d'exercice d'un pouvoir, n'est – au mieux – que superflu, - au pire – dangereux ? Or, l'Etat,
non plus dans ses moyens mais dans ses fins, ne représente-t-il pas la condition sine qua non de toute vie proprement humaine ? L'homme tel qu'il
pourrait exister hors de l'Etat n'est-il pas un simple animal, obéissant à ses instincts sans jamais accéder à sa nature d'être raisonnable ? Il semblerait donc qu'il faille tout attendre de
l'Etat, au sens où il est ce qui rend possible tout le reste et que sans lui nous ne sommes plus rien. Tout attendre peut en effet signifier avoir une confiance aveugle en l'Etat, faire reposer
en lui nos espoirs, au sens où nous attendons de lui qu'il rende tout le reste possible, qu'il serve de fondement nécessaire – mais non suffisant – à notre existence.


         Pour autant, cette confiance en l'Etat
est-elle justifiée? Ne faut-il pas nous en méfier, dans le sens où si nous reconnaissons qu'il faut tout attendre de l'Etat car sans lui nous ne sommes rien, nous reconnaissons simultanément que
l'exercice de son pouvoir doit être limité en respectant notre sphère dite "privée", c'est-à-dire celle qui ne doit être régie que par les individus eux-mêmes, sous peine de porter atteinte à
leurs droits fondamentaux. Ne relève-t-il pas des devoirs non plus du citoyen mais de l’Etat lui-même de limiter son pouvoir ?


         (Problématique) Nous voyons donc qu'il est difficile de dire si l'on doit tout attendre de l'Etat. Cette injonction faite au citoyen mais aussi à l'homme
interroge l'attitude qu'il doit adopter face à l'Etat. Le citoyen a-t-il des devoirs (si oui, de quelle nature ?) à l'égard de l'Etat qui lui prescrivent de constituer une force active et
autonome en son sein ou, au contraire, l'Etat a-t-il pour devoir de prendre en charge complètement les individus qu'il dirige?


         (Annonce du plan) Dans un premier temps, nous verrons que les hommes doivent tout attendre de l'Etat : c'est là une nécessité qui s'impose à eux car il
conditionne leur survie. Pour autant, en tant que citoyens, peuvent-ils se contenter de rester purement passifs ? Et qu'en est-il des devoirs de l'Etat à l'égard du citoyen?


 


◊ ◊ ◊


 


(I)(Introduction) Comme nous l'avons dit, l'Etat désigne l'ensemble des institutions qui régulent la vie d'une communauté. En ce sens, l'Etat se distingue de la
société. La société, c'est précisément cette vie en communauté telle qu'elle existe en dehors de l'organisation verticale que constitue l'Etat et qui permet de la diriger par l'exercice de trois
pouvoirs : le pouvoir législatif qui fait les lois, le pouvoir exécutif qui les fait appliquer et le pouvoir judiciaire qui juge et sanctionne les manquements à la loi. Dans ce sens, l'homme ne
doit-il pas s'en remettre à l'Etat comme à cela seul qui permettra d'assurer son salut ? En effet, ici, ce qui caractérise avant tout l'Etat, c'est qu'il assure la sécurité de ses citoyens, grâce
à la loi. Dès lors, tout homme devrait tout en attendre s'il souhaite simplement survivre.


 


(IA)(Argument) Que serait en effet notre existence en l'absence d'Etat ? Ne serait-ce pas cette vie invivable qu'ont décrite les théoriciens de l'état de nature?
L'état de nature désigne cette hypothèse de raisonnement qui consiste à imaginer ce que serait la vie en l'absence d'institutions politiques pour gérer les relations entre les membres d'une même
communauté. Dans ce contexte, nous pouvons imaginer que régnerait la loi du plus fort. Puisqu'il n'existerait alors ni de loi, ni de juge pour désigner des coupables, ni d'instance pour appliquer
des sanctions et des réparations, les hommes peuvent laisser libre cours à la violence pour obtenir ce qu'ils souhaitent, et comme aucune institution ne peut les punir pour les crimes qu'ils
commettent, seule la vengeance peut permettre aux victimes d'obtenir réparation.


         (Référence) C'est la raison qui fait dire à Hobbes, dans le Léviathan, que l'état de nature est un "état de
guerre de tous contre tous". Cette guerre est permanente car ce qu'Hobbes appelle ici guerre, ce n'est pas seulement des combats effectifs, mais cet état où la volonté de nuire est avérée. Or, le
fond de l'argument est que cette volonté de nuire existe bien chez les hommes naturellement car "l'homme est un loup pour l'homme", c'est-à-dire que le rapport immédiat et spontané de l'homme à
ses semblables est un rapport d'hostilité et de méchanceté, comme le comportement d'un enfant qu'on supposerait doté de la force d'un homme d'âge mûr. Ainsi, à l'état de nature, la survie est
impossible et l'insécurité permanente car ma vie est toujours menacée par les autres qui, simultanément, me sont hostiles, ont la possibilité d'exercer une violence physique à mon égard, et ne
sont contraints à me respecter par aucune institution. -> L’Etat est tout-puissant, donc nous devons tout attendre de l’Etat car c’est lui seul qui peu nous sortir de la misère de l’état de
nature.


         (Conclusion et transition IA-IB) Dès lors, il faut bien dire que l'homme doit tout attendre de l'Etat, dans le sens où c'est là une pure nécessité, une
contrainte qui s'impose à lui mais aussi une obligation qu'il se doit à lui-même s'il veut tout simplement survivre. D’ailleurs, dans le Léviathan,
il est clairement dit par Hobbes que l’homme sera poussé à sortir de son existence « misérable » à l’état de nature par une nécessité – il ne peut pas ne pas vouloir en sortir.
L'existence d'une autorité souveraine exerçant un pouvoir sur les individus et leur imposant des lois est nécessaire à la survie des hommes qui doivent donc tout attendre d'une telle instance –
au sens où c'est elle seule qui rend tout le reste possible et que sans elle ils ne sont rien, ils ne peuvent rien. Or, la sécurité est-elle la seule finalité de l'Etat? N'est-il pas dangereux de
limiter ainsi l'Etat à cette définition – au risque de remettre en question les droits fondamentaux dus aux hommes? Puis-je m’en remettre totalement à l’Etat sous prétexte qu’il assure ma
sécurité ?


        


(IB)(Introduction et argument)En effet, limiter la conception de l'Etat à un "Etat-gendarme" qui aurait pour seule finalité d'assurer la sécurité de ses citoyens par l'exercice
d'un pouvoir sur eux, c'est définir l'Etat uniquement par ses moyens (le pouvoir et la force) et pas par ses fins. Ici, les citoyens ne sont plus que des sujets, totalement soumis au pouvoir
souverain d'un Etat transcendant, c'est-à-dire au-dessus d'eux, au-dessus duquel il n'y a rien, et sur lequel ils ne peuvent pas agir. Or, les hommes n'ont-ils pas plus à attendre de l'Etat ? Il
semble que l'Etat représente également le lieu d'un apprentissage, nécessaire à l'existence et plus seulement à la survie. Ainsi, c'est par lui que nous pouvons accéder à notre nature d'être
raisonnable, et donc mener une véritable existence, c'est-à-dire une vie d'homme. La loi positive nous apprend en effet qu'il nous est possible d'écouter autre chose que la nature qui parle en
nous à travers les instincts et les impulsions physiques. Nous accédons par la médiation de la loi juridique à un mode d'existence proprement humain, c'est-à-dire raisonnable, où nous agissons en
nous référant toujours, avant de matérialiser nos envies, à la représentation abstraite d'une loi ou d'un principe.


         (Référence) C'est la raison pour laquelle, Rousseau, dans le Contrat Social, conclut que le passage de
l'état de nature à l'état civil transforme cet "animal stupide et borné" qu'est l'être humain à l'état de nature, en "être raisonnable et [en] homme". En effet, en se soumettant à une loi,
l'homme accède à la moralité, c'est-à-dire comprend qu'il lui est possible d'obéir à des principes qu'il s'impose à lui-même, et donc à se sauver de l'esclavage subi à l'état de nature, esclavage
par les autres (dans la mesure où règne la loi du plus fort) mais aussi par lui-même (dans la mesure où il obéit à des instincts qu'il ne contrôle pas). L'Etat – dans la mesure où il se définit
d'abord comme l'ensemble des institutions érigeant et faisant appliquer des lois – devient ainsi la condition de toute existence proprement humaine et de la véritable liberté – l'autonomie,
c'est-à-dire l'obéissance à une loi qu'on se prescrit à soi-même – et sa finalité n'est donc plus la sécurité, mais la liberté. C'est du reste ce qui fera dire à Rousseau que celui qui refuse
d'entrer dans l'état civil y sera contraint, car c'est le contraindre à être libre. C’est aussi ce qui fait que pour Rousseau l’aliénation de chacun au corps social doit être totale.


         (Conclusion et transition IB-IC) Dès lors, on peut dire ici qu'on doit tout attendre de l'Etat, pas seulement car c'est la condition de ma survie, mais
plus fondamentalement encore car pour exister, c'est-à-dire actualiser notre nature d'être raisonnable, nous avons besoin de la loi qui seule nous permet d'accéder à la moralité, au sens de
capacité à obéir à des principes et donc à faire usage de notre raison. L'homme en dehors de l'Etat n'est donc rien, pas seulement parce qu'il ne peut pas survivre, mais aussi parce que ce n'est
pas un homme mais un simple animal. Mais est-ce
suffisant pour s’en remettre totalement à cette instance ?


 


         (IC)(Introduction et argument) Soit, sans l’Etat nous ne sommes rien. C’est désormais avéré. Mais pouvons-nous en rester là quant aux rapports entre
l’Etat et le citoyen. En effet, le paradoxe est que nous avons de l’Etat pour devenir des hommes libres et raisonnables, mais que c’est précisément aussi parce que nous devons devenir des hommes
libres et raisonnables que nous ne pouvons en rester là. Si nous nous contentons de nous en remettre totalement à l’Etat, de rester purement passif face à lui, alors nous ne réalisons pas le
projet que l’Etat a pour nous et qu’il se doit d’accomplir : développer notre nature raisonnable.


         (Référence) C’est ce qu’explique Eric Weil dans Philosophie Politique. L’Etat est condition nécessaire mais
non suffisante. Il est nécessaire comme les fondations de la maison sans lesquels nous ne pouvons rien construire, mais il n’est pas suffisant dans les sens où les fondations ne sont pas la
maison et ne peuvent pas se substituer à la maison. Mais en cela, il est en somme suffisant dans le sens où il ne doit pas se substituer à la maison, il ne doit pas mener à notre place notre
existence d’individu libre et raisonnable. Ainsi, tout attendre de l’Etat est nécessaire en tant que celui-ci nous assure une base indispensable à l’existence, mais il apparaît comme dangereux
d’en attendre plus que cette seule base.


 


         (Transition I-II) Nous avons donc vu en quoi l'homme, en tant qu'individu appartenant à une espèce qui lui procure une certaine nature, doit tout attendre
de l'Etat car c'est la base nécessaire pour mener une existence proprement humaine et qui rend donc possible tout le reste et surtout l'accès à sa véritable nature. Pour autant, nous avons
également vu qu’il n’est pas concevable que dans un Etat de droit, c'est-à-dire un Etat qui se donne pour finalité la justice, qui n'abuse pas de son pouvoir sur les citoyens, et qui règne par la
loi plus que par la force, le citoyen reste purement passif face à l’Etat. Mais l'Etat, s'il nous fournit le cadre nécessaire à l'existence humaine, dispose aussi par ses institutions des moyens
de nous contraindre. Dès lors, l'homme, en tant que citoyen, n'a-t-il pas, vis-à-vis de l'Etat lui-même un devoir de contrôle, qui lui interdit de rester passif, de tout attendre au sens de
souhaiter être totalement pris en charge par les institutions étatiques ? S'il s'en abstient, ne s'expose-t-il pas à des dérives de l'Etat ? Qu’est-ce qui vient justifier l’injonction faite au
citoyen ou à l’homme de rester indépendant par rapport à l’Etat ?


 


◊ ◊ ◊


 


         (II) (Introduction) Il faut ici distinguer le citoyen du sujet. Le sujet est simplement soumis à l'exercice d'un pouvoir. Le citoyen est membre d'un corps
politique, dont il est effectivement le sujet dans le sens où il se doit d'obéir à un certain nombre de règles, mais au sein duquel il doit également être actif, c'est-à-dire participer aux
actions de contrôle et d'élaboration du politique. Comme nous l'avons vu, la politique se définit non pas par ses moyens (ce n'est là qu'un pur pouvoir) mais par ses fins qui sont l'accès à un
mode de fonctionnement collectif satisfaisant pour tous. Il paraît alors difficile de voir comment la politique pourrait exister sans la participation des citoyens à l'élaboration du projet
commun. L'Etat désignant les institutions chargées de mener ce projet commun à l'existence, supposer que le citoyen puisse rester totalement passif à son égard, n'est-ce pas donc supposer que
l'Etat ne porte plus un projet commun à tous, mais propre aux gouvernants?


 


         (IIA)(Argument) Ainsi, nous l'avons dit en introduction, tout attendre de l'Etat ce serait, pour le citoyen, se retrouver dans la position du petit enfant
face à ses parents, ou l’esclave ou l’animal face à son maître. Or, précisément, ces deux situations ne doivent-elles pas être distinguées? Ainsi, le modèle paternaliste de l'Etat ne paraît pas
adéquat pour concevoir l'Etat de droit pour plusieurs raisons. En effet, le petit enfant n'est pas autonome: il ne peut pas assurer les moyens de sa subsistance, il ne prend pas les décisions qui
le concernent, il obéit à ses parents parce qu'ils le lui commandent. Ainsi, concevoir l'Etat selon un modèle parternaliste (type monarchie absolue par exemple), c'est refuser au citoyen l'accès
à une véritable autonomie, lui demander de se laisser porter et prendre en charge par l'Etat. Le citoyen alors ne se conduit pas comme tel – puisque la citoyenneté est précisément ce statut
particulier dont seuls sont dotés les membres d’une cité d’hommes dont la particularité (par rapport au troupeau par exemple) est d’élaborer en commun un projet réfléchi. Chaque citoyen doit donc
y remplir son rôle.


         (Référence) C'est ce qu'explique Aristote dans les Politiques. C’est le « choix réfléchi de vivre ensemble » qui définit et détermine la cité. Si
l’homme est le seul animal qui parle, c’est qu’il est destiné à vivre en communauté et par le logos, amené à construire cette vie en commun d’une
manière rationnelle. La cité n’existe que grâce à la délibération qui permet d’établir l’intérêt et le projet généraux – délibération dont personne n’est exclu, à laquelle tous les hommes libres
peuvent et doivent participer. Ce qui définit la citoyenneté, c’est donc l’activité, la participation active et rationnelle au projet commun. Ainsi, concevoir l'Etat comme une entité dirigiste,
extérieure à ses citoyens et à laquelle ceux-ci se remettent totalement ne permet pas aux citoyens d'être libres et à l'Etat d'atteindre sa fin politique. C'est la raison pour laquelle, chez
Aristote (contrairement à Platon par exemple), le souverain n'est rien d'autre que le peuple lui-même, la démocratie est le régime politique idéal, car concevoir le souverain comme une entité
supérieure et extérieure au peuple, qui se comporte comme un chef auquel le peuple se remet, c'est faire retomber les hommes dans un nouvel esclavage en en faisant de purs sujets soumis au
pouvoir de l'Etat comme au pouvoir d'un père ou d’un maître. Or la cité est définie comme une communauté d’hommes libres.


         (Conclusion et transition IIA-IIB) On peut dire en ce sens que les citoyens ont le devoir de ne pas tout attendre de l'Etat. Ce devoir est politique, car
rester actifs face à l'Etat est la condition d’existence d’une cité authentique. Dès lors, ce devoir n'est-il pas également moral, un dû à l’égard de notre humanité même ? Un Etat qui prendrait
tout en charge, loin d'assurer le bonheur de ses citoyens, ne versera-t-il pas dans le despotisme et le totalitarisme – remettant ainsi en question les droits de l’homme les plus fondamentaux ?
N'est-il pas non seulement liberticide, mais surtout dangereux ? Le citoyen n'a-t-il pas un devoir de contrôle et de défiance à l'égard de l'Etat ?


 


         (IIB)(Argument) Ainsi, celui qui attend tout de l'Etat, qui accepte de se laisser conduire, n'est-il pas, pire qu'un enfant, un animal qui accepte que la
communauté des citoyens soit traitée comme un troupeau mené au gré de la volonté du gouvernant ? Ce que nous appelons un régime totalitaire, c'est en effet, un régime où non seulement tous les
pouvoirs sont aux mains d'une seule personne ou d'une seule instance, mais aussi où l'Etat intervient dans tous les domaines – publics et privés – de la vie des individus. Nous connaissons, par
les exemples tragiques du XX° siècle, les dangers que représentent ces régimes pour les citoyens qui les subissent. Ainsi, tout attendre de l'Etat, c'est se mettre en position de tout devoir
accepter de lui, et mettre ma vie en danger bien plus que si j'exerçais un contrôle sur lui ou même si je restais à l'état de nature.


         (Référence) Ainsi, dans sa Lettre à Helvétius, Diderot explique que le pire qui peut arriver à un citoyen
est de se trouver sujet d'un despote éclairé. Ce que Diderot désigne comme l'exercice d'un pouvoir arbitraire, c'est bien précisément celui d'un Etat qui agit sans consulter ses citoyens et sans
que ceux-ci puissent contrôler ses activités. Or, il montre bien ici en quoi cela est dangereux car cela met l'Etat en position de faire ce que bon lui semble. L'intérêt de ce texte est de
montrer que, même si l'Etat est bon, le danger est réel, car il amollit les esprits, transforme les citoyens en animaux dociles. Nous voyons aussi dans ce texte que la responsabilité des citoyens
n'existe pas seulement à l'égard d'eux-mêmes mais aussi à l'égard de la postérité – afin d'éviter l'arrivée au pouvoir d'un régime sanguinaire et injuste. Le bon citoyen ne se contente pas
d'obéir, c'est également celui qui exerce ses devoirs (voter notamment) et surtout celui qui a le souci de transmettre à ses enfants un Etat viable, juste et respectueux des libertés et des
droits fondamentaux. Il n'est du reste pas anodin que la Révolution Française ait débouché sur la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui pose précisément quels sont ces droits et libertés fondamentales que l'Etat se doit de respecter et qui donne au
citoyen la légitimité de contester tout Etat qui irait à l'encontre de ces principes.


         (Conclusion et transition IIB-IIC) Ainsi, ne pas tout attendre de l'Etat n'est pas seulement un devoir moral pour le citoyen, mais un devoir politique :
le bon citoyen ne se contente pas d'obéir aux lois, il doit aussi contrôler et juger le pouvoir auquel il se soumet car il a le souci de la nation et de son pays, et veille au bon fonctionnement de la communauté
politique à laquelle il appartient. Tout attendre de l'Etat, c'est ainsi aussi n'avoir aucune conscience historique, considérer que ce ne sont pas aux peuples de faire l'histoire de leur nation,
de la politique. Cela revient à une sorte de sacralisation de l'Etat, qui le considèrerait comme une entité autonome et intemporelle, déconnectée de la réalité historique et sociale des hommes
qu'il dirige. Or, au contraire, en tant qu'il est dans l'histoire, l'Etat n'est-il pas simplement le produit d'une histoire ? N'appartient-il pas avant tout aux hommes, aux citoyens ? N'est-il
pas même dès lors une réalité relative dont il faudrait se méfier ?


 


         (IIC)(Argument) En effet, tout attendre de l'Etat, c'est considérer que le pouvoir auquel on appartient est sacré, c'est-à-dire simultanément intouchable
et juste. C'est donner à l'Etat toute notre confiance. Si un regard critique s'avère nécessaire, ce n'est pas seulement parce que rester passif représente un danger pour nous, c'est aussi qu'une
telle confiance aveugle repose sur une incompréhension à l'égard de la nature même du politique. L'Etat est le produit de l'histoire pour la simple raison que c'est une structure humaine,
produite par les hommes, et donc inscrite dans le temps, résultat d'événements ou de crises. Dès lors, il n'est en aucun cas absolu (inconditionné) ni intouchable. On peut même se demander si, en
tant que produit de l'histoire, il n'est pas aussi par nature limité et porteur non pas d'un projet commun et général, mais incarnant les intérêts d'une classe dominante, celle précisément qui,
au cours des processus historiques, est parvenue à se hisser au pouvoir. La société n'est en effet pas homogène mais constituée de classes qui s'opposent et luttent pour faire triompher leurs
intérêts propres. La société est le lieu de conflits d'intérêts que l'Etat est censé réguler. Or, dans la mesure où l'Etat confie le pouvoir aux mains d'un groupe seulement (pour des raisons
concrètes qui est que tous ne peuvent pas gouverner), on peut penser que loin d'incarner l'intérêt général, l'Etat n'incarne que des intérêts particuliers.


         (Référence) C'est ce qu'explique Engels dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat. Dans ce texte, l'Etat est défini comme une institution produite par un processus historique et social et qui, en se plaçant au-dessus de la société, a
tendance à s'en défaire de plus en plus. Au lieu d'être une réalité dynamique, entretenant un dialogue permanent avec les citoyens, l'Etat devient ainsi une réalité statique, froide et morte,
déconnectée de la réalité dont il est issu et qu'il régule. Ainsi, le citoyen se doit non pas de faire confiance à l'Etat mais au contraire de s'en méfier, s'il veut tout simplement rendre
possible tout progrès historique, s'il veut lui donner le statut qui est le sien.


         (Conclusion) C'est la raison pour laquelle le citoyen ne doit pas tout attendre de l'Etat au sens de rester passif face à lui. D'une part, il s'agit là
d'une obligation morale, qu'il doit s'imposer à lui-même (aussi agréable que soit sa vie au sein d'un Etat qui le prend totalement en charge), s'il ne veut pas retomber en esclavage. D'autre
part, il s'agit d'une obligation politique que le bon citoyen s'impose par souci de la nation et des générations futures. Enfin, il s'agit d'une obligation intellectuelle qui consiste à
comprendre la véritable nature de l'Etat et à lui donner son statut véritable.


 


         (Transition II-III) Nous avons donc vu que, si l'homme hors de l'Etat n'est rien et doit donc tout en attendre pour atteindre sa vraie nature, le citoyen
doit cependant s'en méfier et ne pas rester purement passif à son égard. Si le citoyen ne doit pas tout attendre de l'Etat, c'est qu'il a des devoirs à son égard, mais c'est aussi que l'Etat a
des devoirs à l'égard du citoyen. Nous avons vu quels étaient les devoirs du citoyen à l'égard de l'Etat et du politique. Quels sont les devoirs de l'Etat face au citoyen ? Si le citoyen doit
tout attendre de l'Etat, c'est alors que l'Etat doit tout mettre en oeuvre pour ses citoyens. A l'inverse, si le citoyen ne doit pas tout attendre de l'Etat, c'est que l'Etat n'a qu'une
responsabilité limitée face à ses citoyens. Qu'en est-il? Qu’est-ce que le citoyen peut légitimement attendre et exiger de l’Etat ?


 


◊ ◊ ◊


 


         (III)(Introduction) En effet, dire que le citoyen doit tout attendre de l'Etat, c'est aussi dire que le citoyen est en droit de tout attendre de l'Etat,
que l'Etat doit tout donner et tout faire pour ses citoyens. Il nous faut donc maintenant nous interroger non plus sur l'attitude que le citoyen doit adopter face à l'Etat mais sur l'attitude que
l'Etat doit adopter face à ses sujets. Doit-il tout faire pour eux ou n'a-t-il qu'une responsabilité limitée à l'égard de leur destinée ?


 


         (IIIA)(Argument) Lorsque nous parlons de l'Etat et des domaines où son pouvoir s'applique, nous distinguons traditionnellement la sphère privée de la
sphère publique. La sphère publique est la sphère régie par l'Etat, celle qui concerne les relations que les hommes entretiennent entre eux et qui doivent être régulées par l'Etat et par la loi
car elles risquent de devenir conflictuelles. La sphère privée désigne au contraire la sphère où les actions que je mène ne concernent que moi, et où l'intervention de l'Etat est considérée comme
illégitime dans la mesure où je ne porte tort à personne. En ce sens, on ne doit pas tout attendre de l'Etat car l'Etat ne doit pas s'immiscer dans la vie privée des citoyens, d'une part parce
que ce n'est pas son rôle, d'autre part parce qu'il n'en a pas les moyens.


         (Référence) C'est la distinction établie par Kant entre le droit et la morale dans les Fondements de la Métaphysique des Moeurs. Alors
que la morale cherche à réguler nos intentions, à nous proposer des principes pouvant servir dans notre vie quotidienne, le droit ne s'intéresse qu'à l'extériorité, c'est-à-dire qu'aux actions
qui concernent la "coexistence extérieure des libertés". Si j'accomplis une bonne action pour des motifs immoraux (par ex, faire un don pour être vue par mes semblables comme une personne
généreuse et bonne), cette action n'est en rien condamnable juridiquement, elle l'est par contre moralement. A l'inverse, si j'accomplis une mauvaise action avec des intentions louables (par ex,
euthanasier un proche pour lui épargner des souffrances), cette action est condamnable juridiquement même si elle peut apparaître légitime moralement. Ainsi, nous pouvons délimiter le domaine
dans lequel l'Etat se doit d'intervenir. C'est un domaine clairement circonscrit, et l'Etat n'a pas ni la possibilité ni le devoir ni la légitimité d'agir dans tous les moments de notre vie
quotidienne et personnelle. Rappelons ici qu'il s'agit là de principes qui ont cours dans l'Etat de droit, légitime et démocratique. Ainsi, les droits de l'homme évoqués plus haut ne sont pas
seulement utiles pour que le citoyen sache ce qu'il ne doit pas tolérer de l'Etat, mais aussi pour délimiter le domaine d'intervention de l'Etat.


        
(Conclusion et transition) En ce sens, on ne doit pas tout attendre de l'Etat car ce n'est pas son rôle de s'insinuer
dans toutes les strates de notre existence. Pour autant, il semble que la limite entre sphère publique et sphère privée soit difficile à établir et évolutive. Comment donc justifier que
l'individu ne doit pas tout attendre de l'Etat alors même qu'on ne peut définir avec précision ce qui relève de la sphère privée et ce qui relève de la sphère publique ?


 


         (IIIB)(Argument) En effet, on peut dire qu'il n'existe finalement qu'un seul domaine, celui de la légalité, et que tout ce qui ne fait pas l'objet d'une
législation reste légiférable potentiellement. Le droit est en effet soumis à une évolution : il se réforme, se complète, s'enrichit, en fonction de l'évolution des moeurs et de l'état de la
société. Le rôle de la jurisprudence montre ainsi que le droit intervient a posteriori. Par définition, une loi ne peut exister qu'après que le
phénomène à contrôler est apparu. Si personne n'avait jamais commis de meurtre, les hommes n'auraient pas éprouvé le besoin de créer des lois pour les interdire. Ainsi, le droit comme norme
prescrit ce qui doit être, précisément parce que ça n'est pas.


         (Exemple) Par exemple, la reconnaissance du viol conjugal comme un crime montre ce passage de la sphère privée dans la sphère publique. Si le viol
conjugal n'était pas reconnu comme tel, c'est bien qu'on considérait les rapports entre une femme et son mari comme appartenant à la sphère privée. En reconnaissant ce viol comme un crime, on
admet qu'il s'agit en réalité de la sphère publique, c'est-à-dire de la relation entre deux individus devant être régulée par l'Etat.


         (Conclusion et transition) Nous voyons donc que la situation du citoyen est pour le moins floue : dans la mesure où tout est potentiellement légalisable
et que n'appartient à la sphère privée que ce qui ne fait pour l'instant l'objet d'aucun acte de droit mais peut potentiellement le faire, la tentation du citoyen de se tourner vers l'Etat pour
revendiquer qu'il le prenne en charge est réelle. C'est ce qui explique, par exemple, qu'alors que les lois économiques mondiales ne soient pas aux mains de l'Etat, en cas de licenciement de
masse, les salariés se tournent vers l'Etat pour lui demander qu'il s'en charge. Dans la mesure où tout est potentiellement légalisable, comment ne pas tout attendre de l'Etat, c'est-à-dire le
rendre – au moins en puissance – responsable de tout ? Où l'Etat, comme le citoyen, peuvent-ils trouver une limite à ce que doit faire l'Etat et à ce que le citoyen doit attendre de lui ? Comment
ne pas voir en l'Etat notre dernier recours, le dépositaire de toutes nos espérances ?


 


         (IIIC)(Argument) Si nous nous tournons ainsi vers l'Etat pour qu'il satisfasse nos espérances, c'est d'abord qu'il les a déçues. Cela signifie aussi que
nos aspirations trouvent leur source et leur origine au-delà de cela seul que nous propose l'Etat. Ainsi, tout attendre de l'Etat, c'est aussi supposer que nous attendons tout de lui seul. Or,
n'y a-t-il pas un au-delà de l'Etat auquel nous pourrions nous référer pour obtenir satisfaction, pour fonder nos aspirations ? En tant qu'individu, nous ne pouvons en effet nous reconnaître dans
les lois générales que proposent l'Etat, qui – simultanément – ne prennent pas en compte ce qui fait notre particularité et ne propose pour autant pas une universalité (des principes valables
partout et tout le temps) mais une simple généralité (valables pour tout un groupe d'hommes). L'Etat et son outil, le droit positif, trouvent donc avant tout leur limite en ce qu'ils fonctionnent
en système clos, au-delà duquel il n'y a rien, alors que les individus, qui ne s'y reconnaissent pas, postulent nécessairement d'autres principes (religieux, moraux, éthiques, rationnelles),
extérieurs et supérieurs au droit, pour juger l'Etat et évaluer ses actions.


        
(Référence) C'est ce qu'explique Léo Strauss dans Droit naturel et
histoire. Postuler un droit naturel au-dessus du droit positif est nécessaire pour évaluer les actions de l'Etat et leur justice et ne pas nous contenter de les subir. En ce sens, nous ne
devons pas tout attendre de l'Etat, c'est-à-dire qu'il ne doit pas représenter le lieu de toutes nos espérances et de tous nos principes. C'est dangereux car alors nous n'avons plus aucun moyen
de le juger. Or, évaluer l'Etat est nécessaire pour éviter toute dérive et toute injustice. Nous voyons donc que l'Etat trouve sa limite, et l'histoire donne du reste raison à Léo Strauss dans le
sens où des institutions comme l'O.N.U. ou la Cour Européenne des droits de l'homme représentent de telles institutions qui se proposent de formaliser un droit naturel – c'est-à-dire ce que
chaque homme peut – universellement – attendre de l'Etat en tant que c'est un homme – et par ailleurs se dotent d'institutions permettant aux citoyens de s'en remettre à des instances
supra-nationales et supra-étatiques. En ce sens, on ne doit pas tout attendre de l'Etat car le droit positif est relatif, or, en tant qu'individu, nos aspirations sont ancrées dans une nature
universelle – et le recours à l'Etat seul, qui est clos et limité, s'avère dès lors problématique, insuffisant et insatisfaisant.


 


 


◊ ◊ ◊


 


        
(Conclusion) Nous pouvons donc dire que nous ne devons pas tout attendre de l'Etat. Ce devoir s'impose à nous pour
plusieurs raisons. D'abord, c'est une injonction morale, à l'égard de notre propre nature et notre propre liberté. Ensuite, c'est une injonction politique, car comme citoyens, nous nous devons
d'être responsables à l'égard de la nation présente et à venir et ne pouvons donc pas rester passifs. Enfin, la fonction et le rôle de l'Etat ne doit pas être d'intervenir dans tous les domaines
de notre vie car, d'une part il ne le peut pas, d'autre part il ne peut fonctionner en système clos mais doit, pour être juste, être en permanence évalué par référence à des normes extérieures.
Dès lors, même si sans lui nous ne sommes rien et que l'Etat nous fournit le cadre de toute existence possible, notre devoir d'homme et de citoyen n'en reste pas moins de le considérer avec
défiance et critique et donc de ne pas en faire l'instance dont nous espérons tout.




Il était également possible ici d'utiliser la
référence à Aristote.




« Mais ce
n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité (car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux, alors
qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi) (…). Il est donc manifeste que la cité n’est pas une communauté de
lieu, établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là les conditions qu’il faut nécessairement réaliser si l’on veut qu’une cité existe,
mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de la vie heureuse, c'est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les
familles et le lignages. (…). Or toutes ces relations sont l’œuvre de l’amitié, car l’amitié c’est le choix réfléchi de vivre ensemble. » (III, 9)




A cet égard, la référence au texte de Léo
Strauss pouvait s'avérer pertinente.




Cf texte 12 p. 351 de votre manuel.




Cf texte 4 p.367 de votre manuel.


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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 12:12

"Le comportement d'autrui et même les paroles d'autrui ne sont pas autrui". Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

"Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même". Sartre, L'être et le néant.

"Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont." Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral.

La "conscience signifie mémoire et anticipation." Bergson, La conscience et la vie.

"La conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir." Bergson, La conscience et la vie.

"Personne ne veut ce qui est mauvais." Platon, Ménon

"La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature." Proust, Le temps retrouvé.

"Les concepts physiques sont des créations libres de l'esprit humain."  Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physiques.

"Toute conscience est conscience de quelque chose". Husserl

"Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie." Lévi-Strauss, Race et histoire.

"Le moi n'est pas maître dans sa propre maison." - "Une difficulté de la psychanalyse.", Freud

"La justice sans la force est impuissante." Pascal, Pensées

"Le rêve est l'accomplissement (camouflé) d'un désir (refoulé)". Freud, Sigmund Freud par lui-même

"Aie le courage de te servir de ton propre entendement." Kant, qu'est-ce que les Lumières?

"sans repos le véritable bonheur est impssible." Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation.

"On ne juge pas  un individu sur l'idée qu'il a de lui-même." Marx - Critique de l'économie politique.

"Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience." - Marx/Engels, L'idéologie allemande.

"jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe." Bergson, Le rire

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17 mai 2013 5 17 /05 /mai /2013 08:56
 

V. Une œuvre fondatrice : Le contrat social.

V.A. La liberté civile.

Nous avons déjà évoqué la définition que Rousseau donne de la république comme d’un Etat qui est régi par la loi. Or, cette définition lie, de manière indéfectible, la république la volonté générale. La loi est en effet elle-même définie comme l’expression de la volonté générale (Contrat Social, II, 6). Avant de revenir sur ce point et sur la définition de la volonté générale, un certain nombre d’autres éléments constitutifs du républicanisme doivent être précisés. D’abord, c’est bien la liberté civile – comme liberté-participation – qui en est constitutive. La loi n’est donc pas perçue ici comme une menace qui pèserait sur les libertés des hommes. Elle est, au contraire, ce qui la rend possible. Elle n’est pas ce qui la limite, mais en est la condition nécessaire et suffisante. C’est ce qu’explique le chapitre crucial I, 8.

« Chapitre 1.8. De l'état civil

Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison amant d'écoute, ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer; ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu’il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale; et la possession, qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l'acquis de l’état civil la liberté morale qui seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. Mais je n'en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet. »

 

V.B. Le pacte social.

Cette liberté civile nécessite donc la volonté générale et la soumission de chacun à la volonté générale. Cela nécessite un autre élément : le pacte social. On trouve, dans ce pacte, le fondement même du républicanisme : l’aliénation totale de chacun à tous. Ce qu’il faut, au terme de ce pacte, c’est constituer un corps. Pour cela, rien de particulier ne doit perdurer. Contrat social, I, 6 et 7.

« «Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant.» Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule - savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté: car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et nul associé n'a plus rien à réclamer: car, s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous; l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants: «Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout.»

A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité (a), et prend maintenant celui de république ou de corps politique,, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. » (I, 6).

 

 

V.C. La volonté générale.

Enfin, vient le cœur de la théorie républicaniste de Rousseau : l’idée de la volonté générale. Elle est décrite au début du livre II (1 à 4). Il faut rapporter cette conception extrêmement volontariste du bien commun à la conception que Rousseau se fait de la science. Puisque la science de la nature a permis à Rousseau de prouver que certaines conceptions du droit naturel sont intenables, l’obligation politique ne peut être expliquée sans la découverte d’une logique élaborée par l’homme, qui ne dépende pas des « accidents » factuels ou historiques qui ont conduit à la vie sociale. La seule donnée qui soit une base solide et certaine pour les principes du droit politique, c’est la volonté, parce qu’elle est la manifestation consciente et perceptible du sentiment qu’a l’homme de sa propre existence, le seul sentiment qui existait nécessairement à l’état de nature et que tous les êtres humaines partagent toujours. Cette logique de volonté est rendue nécessaire par le fait que les hommes ne peuvent pas engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir celles qui existent déjà (I,6). Dans cette conception, le lien social dépend de conventions créées par un acte de volonté, de la part de chaque individu. La volonté générale n’est imposée extérieurement à chacun. Elle suppose que chacun la veuille. Ainsi comprend-on l’idéal de participation lié au républicanisme. De la même manière, il faut noter que cette image de la volonté qu’utilise Rousseau suppose que la société est un constituée en un corps politique.

Rousseau affirme que l’intérêt commun, éclairé, est un composant véritablement existant de la volonté de chaque homme : « ôtez de ces mêmes volontés [privées] les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. » Si un citoyen A veut les objets a, b, c, d¸ tandis que le citoyen B veut d, e, f, g, on peut dire que : a, b, c, forment l’intérêt personnel privé de A, et e, f, g l’intérêt personnel privé de B. Bien que ces intérêts privés puissent être opposés les uns aux autres et qu’ils ne puissent servir comme fondement d’un intérêt commun, Rousseau affirme néanmoins qu’il existe une partie de l’intérêt privé tout à la fois de A et de B qui est vraiment commune (d). Tandis que la volonté de tous est une simple addition d’intérêts privés, la volonté générale est la somme des différences de ces intérêts. Mais cette friction de l’intérêt général et de l’intérêt particulier, doit à la fois pouvoir disparaître pour qu’une société soit possible (sans la disparition de ces frictions, pas de lien social), même si Rousseau reste pessimiste quant à la possible de réaliser effectivement une telle soumission de l’intérêt particulier à l’intérêt commun.

Le principe de la volonté générale de Rousseau est donc destiné à introduire un certain élément de rationalité à l’intérieur des volontés de tous les citoyens. Quels que soient les intérêts purement privés de chacun, dans la mesure où l’individu assure son intérêt personnel dans la forme d’une loi générale, qui s’applique également à tous les membres de la société, il ne peut vouloir avec justice certaines choses (par exemple, que les autres courent le risque de mourir pour le défendre, sans réciprocité, ou qu’il puisse en assassiner d’autres sans crainte d’un châtiment ou de représailles). De cette façon, Rousseau enseigne au « raisonner violent » à préférer à son intérêt apparent son intérêt bien entendu. Puisqu’un calcul de l’intérêt personnel aux dépens des autres conduit l’homme à être méchant après avoir quitté l’état de nature, le principe de Rousseau montre combien « la raison qui l’égarait […] le ramène à l’humanité. » En ce sens, le principe de la volonté générale peut être appelé loi de la raison, parce qu’il est la seule base logique sur laquelle des hommes qui raisonnent peuvent adopter des devoirs qui les obligent mutuellement.

V.C.a. La volonté est générale dans son objet et dans son sujet : elle suppose et produit l’égalité.

La volonté générale est inaliénable et indivisible.

(II, 1 et 2)
Elle ne peut, tout simplement, pas l’être si on la pense sur le modèle de la volonté individuelle. Si elle s’aliène, tous les acquis du contrat (éviter que les hommes soient, politiquement, reconduits dans l’esclavage qui est le leur naturellement). C’est bien précisément cette critique de l’aliénation prétendument libre des peuples à une autorité transcendante (divine ou pas) qui motive le contrat tel que le pose Rousseau. De la même manière, comme le peuple est corps, fait corps, on voit mal comment sa volonté pourrait se diviser.

V.C.b. La volonté générale ne peut errer.

« Il s'ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique: mais il ne s'ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours: jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal.

Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun; l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent (a), reste pour somme des différences la volonté générale. » (II,3).

 

Puisque la volonté est, par définition, toujours orientée vers ce qui est bon pour l’être qui veut, l’action mauvaise résulte d’un « jugement » erroné sur ce qui est bon (ou est celle d’un fou).

 

En ce qui concerne la méthode spécifique pour organiser une communauté politique, le principe de la volonté générale, principe purement définitionnel ou formel, est de peu de secours, excepté dans la mesure où il montre ces institutions qui sont illégitimes.

 

V.C.d. Souverain et gouvernement.


Par sa nature générale, la volonté générale ne peut porter sur des cas particuliers. Il est nécessaire d’appliquer les règles générales à des cas particuliers. Il n’existe aucun intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie (II,4). Dès lors, il faut un gouvernement. La définition de la volonté générale limite les actes de souveraineté aux lois générales et établit donc une distinction entre les fonctions du souverain et les fonctions du gouvernement.

V.C.e. Représentation et législateur

.

Le refus de toute représentation

« Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l'État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat? ils payent des troupes et restent chez eux; faut-il aller au conseil? ils nomment des députés et restent chez eux. À force de paresse et d'argent, ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie, et des représentants pour la vendre.

C'est le tracas du commerce et des arts, c'est l'avide intérêt du gain, c'est la mollesse et l'amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d'esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un pays vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras, et rien avec de l'argent; loin de payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils payeraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes.

Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l'emportent sur les privées, dans l'esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite, chacun vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement, nul n'aime à faire un pas pour s'y rendre, parce que nul ne prend intérêt à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la volonté générale n'y dominera pas, et qu'enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires. Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'État: Que m'importe? on doit compter que l'État est perdu. » (III, 15)

 

Le problème du législateur

« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite: en sorte que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre.

Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l'État. S'il doit l'être par son génie, il ne l'est pas moins par son emploi. Ce n'est point magistrature, ce n'est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n'entre point dans sa constitution; c'est une fonction particulière et supérieure qui n'a rien de commun avec l'empire humain; car si celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hommes: autrement ces lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer ses injustices; jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières n'altérassent la sainteté de son ouvrage. » (II,7)

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5 avril 2013 5 05 /04 /avril /2013 08:34

I. Le bonheur n'est pas qu'une illusion car c'est état bien réel qui fait l'objet d'une quête universelle.

 

I.A. Tous les hommes veulent être heureux. Aristote, Ethiuque à Nicomaque, le bonheur comme souverain bien, p.413. Le bonheur est une quête universelle à laquelle on peut supposer que les hommes auraient renoncé si le bonheur n'était qu'une illusion.

I.B. Si tous les hommes cherchent le bonheur, c'est parce que ça correspond à un sentiment bien réel, à un état vécu, connu directement ou indirectement (dans la littérature, le cinéma). Flaubert, Mme Bovary, le bal.

I.C. Donc le bonheur n'est pas qu'une illusion, c'est un état bien réel qui dépend de ma capacité à tirer satisfaction de la réalité, à accéder à cette plénitude à laquelle il correspond. Platon, Gorgias. p.412.

 

Transition : Le bonheur n'est pas qu'une illusion. C'est un sentiment bien réel qui repose sur notre capacité à obtenir satisfaction de la réalité. Cela signifie qu'il n'est pas accessible à tous, car tous ne sont pas également dotés du pouvoir ou de la liberté nécessaires pour accéder au bonheur. Mais il est possible et réel pour certains : ce n'est pas une illusion. Toutefois, n'est-il pas illusoire de penser pouvoir obtenir une totale satisfaction dans la réalité. Le bonheur est en effet un état de satisfaction total et durable et pas seulement un sentiment ponctuel de plénitude, aussi intense soit-il. Or, aussi puissant que l'on soit, peut-on atteindre un tel état par la simple accumulation de plaisirs, de satisfactions ponctuelles ? D'après cette définition, le bonheur n'est-il pas une simple illusion impossible à réaliser?

 

II. Le bonheur n'est qu'une illusion car c'est un état de satisfaction durable et total impossible à atteindre.

 

II.A. Il n'est pas possible d'être pleinement satisfait car nos désirs sont sans fin. Le bonheur comme état de satisfaction total n'est qu'une illusion : il n'est pas possible de satisfaire pleinement nos désirs car de nouveaux désirs surgissent toujours. Satisfaire tous ses désirs nous condamne à une quête sans fin qui ne nous rendra pas heureux, car de nouveaux désirs surgissent toujours. Platon, Gorgias; Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, p.80

II.B. Même si on arrivait à satisfaire tous nos désirs, c'est-à-dire à un état de satisfaction total dans lequel nous n'avons plus rien à désirer, nous ne serions pas heureux car nous nous ennuierions. Schopenhauer, Le monde volonté et comme représentation, Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire (les passions comme moteur de l'histoire, rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion, les périodes de paix sont des pages blanches de l'histoire). Si nous désirons, nous sommes malheureux car nous souffrons; si nous ne désirons plus rien nous nous ennuyons donc nous ne sommes pas heureux non plus. Donc le bonheur n'est qu'une illusion puisqu'il est impossible à atteindre.

II.C. Le bonheur n'est donc qu'un idée creuse, inconsistante, que l'on peut à la limite définir mais qu'on ne peut pas réaliser : on ne sait pas ce qu'il faut faire pour être heureux, cela reste finalement un mot vide de sens, inconsistant. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, p.418, Pascal, Pensées, p.416. La définition du bonheur est purement formelle et ne nous permet pas de savoir comment faire pour être concrètement heureux. Voir aussi le problème des trois voeux dans les Mille et une nuits.

 

Transition : Le bonheur est une illusion car il est impossible d'atteindre un état de satisfaction total et continu. Ce n'est donc qu'une idée creuse dont on peut tirer aucun principe pour sa réalisation. Mais n'est-ce qu'une illusion ? N'est-ce pas aussi autre chose? Cette illusion ne peut-il pas être un idéal utile pour nos existences?

 

III. Le bonheur n'est pas qu'une illusion car c'est aussi un idéal utile.

 

III.A. Le bonheur est un leurre qui fait diversion. Pascal, Pensées, p.416; Marx, Critique de la philosophie du droit hégelien; Diderot, Lettre à Helvétius. Le bonheur est un idéal qui sert à faire diversion, à masquer la misère de l’existence humaine, que c’est un leurre qui permet de masquer la misère de la réalité. C'est une illusion protectrice.

III.B. Mais ce leurre est nécessaire, il est tout ce que nous avons pour rendre vivable une réalité qui sans cela serait insupportable. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, p.78.

III.C. Cet idéal, ce leurre nécessaire peut aussi être utile : il nous sert d'objectif grâce auquel nous pouvons essayer d'être les artisans de notre bonheur. Le bonheur n'est pas subi, ne se trouve pas seulement dans les conditions matérielles, mais aussi dans la manière dont nous nous rapportons à celles-ci. Epictète, Manuel, p.414, p.384. Epicure, Lettre à Ménecée, p.424.

 

 

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