rousseau – le contrat social
Lecture suivie
I. Présentation générale.
Le Contrat Social paraît en 1762 – c'est-à-dire la même année que l’Emile (les deux livres seront d’ailleurs brûlés à Genève).
Rousseau a découvert la politique en 1743-44. Il conçoit le premier projet des « institutions politiques » lors d’un voyage à Venise. Ce projet sera ensuite abandonné vers 1758 – le Contrat n’est toutefois pas strictement l’accomplissement final de ce projet initial (voir l’avertissement : « ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps. »).
Au moment de la parution du Contrat, Rousseau jouit déjà d’une réputation d’écrivain grâce au succès de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1760). Mais la parution du Contrat puis de l’Emileva faire de Rousseau un proscrit et le condamner à une vie errante et solitaire. L’Emile se présente comme un traité portant sur les principes de l’éducation, mais contient aussi des thèses politiques et religieuses ; le Contrat Social traite des « principes du droit politique ». Rousseau conçoit les deux ouvrages comme complémentaires – le Contrat étant, selon ses propres termes, l’ « appendice » de l’Emile. La condamnation violente de ces deux ouvrages a de quoi surprendre (ils sont brûlés à Paris et Genève, Rousseau est « décrété de prise de corps » et donc réduit à la fuite). En effet, comme le dit Rousseau dans les Confessions : « tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Socialétait auparavant dans le Discours sur l’inégalité ; et tout ce qu’il y a de hardi dans l’Emile était auparavant dans la Julie ».
II. Le modèle vénitien.
Depuis le XVIème siècle, le modèle vénitien représente le modèle d’une constitution parfaite à la fois par son équilibre et par sa longévité. C’est une constitution mixte où les pouvoirs s’équilibrent et qui est garante de la liberté civique héritée de la tradition communale des républiques de la fin du Moyen Age. Mais le « mythe de Venise » fait l’objet d’une réception critique en France. Il apparaît en fait que Venise est une pure oligarchie (c'est-à-dire le gouvernement d’une classe privilégiée) dans laquelle le principe de la liberté ne fonde pas un « vivre civil » effectif mais n’est rien d’autre qu’un moyen de gouvernement. La constitution mixte n’est qu’un leurre. Ce qui lui permet de durer, c’est sa transformation en oligarchie héréditaire. Pourtant, jusqu’au XVIIIème siècle, la pensée républicaine se réfléchit à partir de ce modèle vénitien. Or Rousseau se veut un penseur de la République (qui est autre chose que la démocratie – cf suite) :
« J’appelle donc République tout Etat régi par des lois sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seul l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement est républicain : j’expliquerai ci-après ce que c’est que gouvernement. » (II,6).
Rousseau en vient donc à s’opposer au modèle vénitien qu’il dénonce comme oligarchie.
III. La page de titre : « Du contrat social ou principes du politique – par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève »
A. Le rapport au modèle Genevois.
Rousseau s’attribue le titre de « citoyen de Genève » dès 1754. Pense-t-il l’Etat à partir du modèle de Genève ? Y aurait-il une référence à une constitution parfaite dont il se ferait l’apologiste ?
Selon Rousseau (Lettres écrites de la Montagne, 6), le Contrat a été conçu à partirdu modèle de Genève et pour Genève. C’est un plaidoyer dont l’objectif est l’amélioration de Genève. Rousseau s’inscrit dans la tradition des penseurs du droit naturel – et il faut comprendre le rapport de Rousseau au droit naturel à partir des discussions, des conflits politiques effectifs liés au modèle politique genevois.
B. Les « principes du droit politique ».
Pour les spécialistes du droit, le droit politique est une partie du droit naturel (et non du droit positif comme on pourrait le penser) qui concerne la genèse de l’Etat, sa structure, son fonctionnement interne. L’autre versant du droit concerne les rapports entre Etats. Rousseau se rattache à cette conception selon laquelle le droit politique appartient au droit naturel. Mais chez lui, c’est le droit politique qui devient la science dominante (même s’il se fonde dans une « nature de l’homme »). Il n’est plus subordonné au droit naturel. Il devient la norme du jugement des institutions politiques.
L’expression est au pluriel mais – on le verra – dans le Contrat Social, il n’y a en réalité qu’un seul principe : la volonté générale. Celle-ci doit être la « règle du corps social » (Manuscrits de Genève), elle vaut comme principe fondamental.
C. La citation de l’Enéide : « établissons les conditions équitables d’un pacte ».
Cela signifie : « définissons les conditions du pacte légitime ». La citation s’inscrit dans le contexte suivant : Enée a, au cours d’un combat singulier, vaincu Turnus, champion des Latins qui sont vaincus par les Troyens. Turnus vaincu, Enée donne naissance à Rome sur le site du Latium. C’est le schéma classique de la guerre et de la conquête. La cité de Rome – qui constitue un modèle tout au long de l’œuvre – est donc née de la loi du plus fort (et non d’un contrat).
Par cette citation, Rousseau met ainsi en évidence le décalage entre fait et droit. Ce n’est qu’après coup que des hommes réunis par la force se sont donné des lois justes. Ainsi, le pacte social ne doit pas être considéré comme un moment historique. Rousseau ne s’intéresse pas aux faits, mais au droit et à la raison. Cela ne veut pas dire laisser libre cours à son imagination, mais chercher la norme par différence avec la simple empirie. On voit donc que c’est une erreur de considérer le Contrat comme une simple utopie mais également qu’il ne faut pas attendre du texte un point de vue descriptif sur les « principes du droit politique ».
IV. Le plan du texte.
Les trois premières parties retracent la genèse idéale dont les moments sont en réalité indissociables (le moment du Contratn’est pas un moment historique) :
- la naissance : le plan de l’universel (premières notions du corps social),
- la mise en mouvement du corps politique au moyen de la volonté générale (passage de l’universel au particulier par l’établissement des lois : le peuple comme législateur).
- donner une force exécutive à cette volonté (l’institution du gouvernement : le peuple comme magistrat ou exécuteur de la loi).
- la quatrième partie est plus difficile à rattacher au cours général de l’ouvrage. Elle traite de cet objet particulier, quasiment pas traité dans le reste de l’ouvrage : les mœurs.[1] Les mœurs sont ce dont dépend tout le succès des autres lois. Le livre IV offre donc sur le plan des mœurs le mouvement décrit par le livre III sur le plan du droit politique.
Le plan général est donc le suivant :
- I,1 -> II,5 : la genèse de l’Etat (moment de l’universel).
- II,6 -> II, 12 : conditions idéales de toute législation.
- III : législations politiques concrètes.
- IV -> fin : analyse des mœurs.
V. Les lectures du Contrat
Il y a trois interprétations possibles du projet du Contrat :
- il s’agit d’un traité utopique.
- il s’agit d’une protestation sociale (dans la continuité du Premier Discours).
- il s’agit d’une pensée politique s’efforçant au moyen de normes, de principes, de jouer un rôle efficace dans la vie politique concrète.
Selon cette troisième option, Rousseau veut prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être. Il s’inscrit d’emblée dans le champ de la politique réaliste. La norme générale doit être particularisée, appliquée à l’existence concrète des sociétés politiques. Il se fait héritier de la tradition machiavélienne. Ainsi, dans le III, 9, Rousseau prend bien soin d’écarter la question du meilleur régime politique. C’est une question insoluble[2]. Il faut en effet toujours adapter la réflexion politique aux conditions concrètes des peuples. C’est une approche prudentielle de la politique – qui établit des normes non pas absolues et idéales mais adaptables en fonction des circonstances. Ainsi, lorsqu’il définit la République (II, 6), Rousseau expose les conditions formelles d’un Etat juste, et non une forme de régime en soi. N’importe quel régime pourra être appelé République du moment qu’il répond à ces conditions formelles (qui n’est pas la même chose qu’une forme idéale).
VI. Livre I, chapitres 1 à 4.
A. Préambule.
« Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration[3] légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telle qu’elles peuvent être »
On retrouve ici ce qui a déjà été vu, à la fois, Rousseau annonce un propos normatif et non descriptif (les institutions « légitimes ») mais dans le même temps cela n’a rien d’idéaliste ou d’utopiste (« les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être. »). La « légitimité » seule ne suffit pas, s’ajoutent la question de la « sécurité » des citoyens et de la conservation de l’Etat.
B. Chapitre 1.
Ce premier chapitre complète le préambule en annonçant la problématique du premier livre. La première phrase oppose une liberté en quelque sorte « naturelle » (« l’homme est né libre ») aux « fers » qui entravent cette liberté originelle. La question bien sûr se pose de savoir ce que sont ces fers, ou, comme le dit le texte « comment ce changement s’est-il fait ? ». Rousseau dit l’ignorer, mais on peut trouver la réponse dans les éléments apportés par le Second Discours. L’important ici est d’abord de noter que l’objectif de Rousseau n’est pas de remettre en question ce changement (donc d’émanciper un homme qui serait injustement asservi) mais au contraire de le « rendre légitime », c'est-à-dire le justifier.
On peut comprendre ce changement grâce à la distinction entre liberté naturelle et liberté civile (elle sera faite précisément en I,8). L’homme perd dans l’état civil sa liberté naturelle – qui peut rendre possible un certain bonheur, tel que décrit dans le Second Discours. C’est le bonheur de l’homme ignorant, insouciant, autarcique, qui se distingue à peine de l’animal. Le passage à l’état civil, la soumission à la loi et au pouvoir, suscite une rupture qui désenchante l’homme : il devient esclave de ses inquiétudes et de ses désirs insatiables, des caprices de son amour-propre, des préjugés, dès lors qu’il devient sociable et que se développent ses facultés humaines.
Rousseau ne revient donc pas sur cet apparent paradoxe (ce qui est nécessaire pour la libération de l’homme est aussi ce qui peut générer son asservissement, voire sa dénaturation) pour ne s’intéresser qu’à sa justification : qu’est-ce qui rend nécessaire et juste la sortie de l’état de nature, le contrat social ?
La question pourrait être résolue par cette simple réponse : par la force. Si nous nous contentions de constater, de décrire les faits, il faudrait bien dire que les hommes perdent leur liberté naturelle sous la contrainte, que l’ordre est instauré par la contrainte et les perpétuelles inversions de rapport de force (révolutions, etc…). -> « Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive…ne l’était point à la lui ôter ». Le chap. 3 reviendra plus précisément sur la question du « droit » du plus fort qui est ici rapidement évoquée.
Or, « l’ordre social est un droit sacré », c'est-à-dire qui transcende les individus et leur rapport de force, qui ne peut pas, ne doit pas justement être instauré par la simple force. La réflexion politique doit donc dégager la règle ou les règles qui permettent de légitimer cet ordre. Puisqu’il est question de légitimité, celle-ci ne saurait être trouvée dans la nature car, comme le diront les chapitres précédents, ni la nature ni la force ne font droit. Alors, cet ordre politique ne peut être que le fruit d’une convention, c'est-à-dire un accord des volontés, une institution artificielle, comme le livre va s’employer à le démontrer. Reste à prouver, ce qui fera l’objet des chapitres suivants, que cet ordre ne peut être légitimé ni par la nature, ni par la force. Dans les chapitres suivants, Rousseau va ainsi distinguer les différents possibles de l’obligation : la nature, la force (le droit du plus fort) et la volonté (la convention qui donne naissance à un pacte). Il y a trois oppositions : la nature ne fait pas droit car la nature n’implique pas nécessairement le droit, la légitimité, la force ne fait pas droit car dire le contraire ce serait parler non pas de droit du plus force mais de force de la force (la force est suivie du simple fait qu’elle est) et enfin l’esclavage et le droit sont contradictoires, exclusifs l’un de l’autre.
C. Chapitre 2.
Dans ce chapitre, Rousseau revient sur la question de savoir si l’ordre politique peut avoir un fondement naturel. Nous trouvons un unique exemple d’autorité naturelle, c’est la famille. Pour cette raison précisément (c’est le premier modèle de socialisation et c’est la forme naturelle de société), elle a servi de modèle permettant de justifier le pouvoir d’un monarque sur des sujets qui devraient par principe, « naturellement » se soumettre à l’autorité et au pouvoir du « père » sans pouvoir demander de compte. Ce modèle paternaliste du pouvoir est critiquable pour plusieurs raisons : d’une part, le monarque n’a pas pour ses sujets l’amour désintéressé du père pour ses enfants (qui dans la famille permet s’assurer que le père va « gouverner » pour le bien de ses enfants et qui explique aussi que la « cellule » familiale se dissolve dès que les enfants n’ont plus besoin du père pour veiller à leur propre conservation). D’autre part, la relation du père à ses enfants implique précisément que le père est responsable d’enfants qui ne sont encore ni responsables, ni autonomes. On ne peut pas, au contraire, supposer dans l’organisation politique qu’il y aurait une irresponsabilité des sujets.
Mais dans ce chapitre Rousseau ne se contente pas de critiquer le modèle paternel. Il discute aussi la conception de la hiérarchie naturelle : certains seraient naturellement chefs, d’autre naturellement sujets voire esclaves[4]. Il y a une analogie entre ce modèle paternel et le rapport maître/esclave. Le chef de famille domine parce qu’il est supérieur. Il est comme un pasteur qui veille sur son troupeau. Dans les deux cas le fondement de la souveraineté réside dans la force.
L’argumentation ici consiste à insister sur la nécessaire distinction entre droit et fait[5] : ce n’est pas parce que quelques-uns gouvernent, qu’ils doivent gouverner, ou qu’ils ont légitimement le droit de gouverner. Dans cette critique, Rousseau s’en prend explicitement à Grotius et à Hobbes, qu’il accuse de légitimer un fondement illégitime de la souveraineté. En réalité, il faut dire que cette présentation des théories de Hobbes et Grotius remplit une fonction polémique essentielle : elle permet à Rousseau d’affirmer sa propre théorie par différenciation avec celle de ses « adversaires ». Ainsi, ce qui est dit de la théorie de Hobbes (ainsi qu’au chapitre 3) laisse de côté l’essentiel de sa pensée. Il en va de même pour la critique de Grotius. La présentation que Rousseau fait de la doctrine de cet auteur passe sous silence le cœur de la doctrine grotienne de la souveraineté qui réside dans une conception complexe d’un double sujet de la souveraineté, sujet réel (le peuple) et sujet personnel (le « prince » qui n’en est que l’usufruitier, l’ « exploitant »). En réalité, la souveraineté est établie grâce un double contrat : qui suppose d’abord une association (donc une forme de consensus) puis (mais seulement dans un deuxième temps) une soumission partielle.
Par ces « raccourcis », Rousseau fait « place nette » pour sa propre théorie. Il fait de la monarchie absolue l’équivalent du despotisme et ramène les trois doctrines que sont la servitude volontaire (chap.4), le droit du plus fort et l’inégalité naturelle à une fondation du despotisme.
D. Chapitre 3.
Dans ce chapitre, on peut identifier trois adversaires possibles visés par Rousseau : Hobbes, Pascal et le discours de la « raison d’Etat » (« force fait droit » est une formule courante pour justifier le droit de conquête tout au long du XVIIème siècle).
Ce chapitre vise dont à montrer que la force ne peut à elle seule fonder l’autorité. La supériorité physique ne peut créer aucun pouvoir durable. Il contradictoire, absurde pour la domination de chercher à se travestir en obligation juridique. L’idée même de droit suppose une soumission volontaire, une « reconnaissance », un acte d’assentiment de l’esprit (c’est par exemple cette différence qui permet de faire la distinction entre la « propriété » et la « possession » - I, 9). La force peut me contraindre, elle peut, précisément me forcer mais non m’obliger, c'est-à-dire m’imposer un devoir. Le droit est l’envers du devoir et non de la contrainte. Il pourrait y avoir un droit du plus fort s’il y avait donc un devoir d’obéir au plus fort, or, ce n’est pas un devoir, c’est une nécessité.
E. Chapitre 4.
On en revient donc à la même conclusion : ce n’est ni la nature ni la force qui légitime le pouvoir, ce doit donc être la convention.
Avant de développer ce point, Rousseau évacue une dernière possibilité : l’idée d’une légitimité qui pourrait être fondée dans une sorte de « contrat d’esclavage » entre le maître et l’esclave ou entre le peuple et son chef.
En réalité, Rousseau ne considère l’esclavage comme rien d’autre qu’un cas particulier du droit du plus fort. L’esclavage n’est jamais le fruit d’une véritable convention. D’ailleurs, ce serait là encore contradictoire. L’esclavage est l’aliénation de sa liberté. Or, pour ceux qui la passent, une convention n’a de sens et n’est contraignante qu’en tant qu’elle est un acte de liberté. Je ne peux librement me déposséder de ma liberté. Ce même raisonnement vaut pour le peuple donc la liberté, appelée souveraineté, est, comme le précisera Rousseau dans la suite du texte, inaliénable. L’hypothèse est même encore plus absurde dans le cas d’un peuple qui n’a rien à espérer de cette aliénation (ni leur subsistance, ni la tranquillité). On ne peut supposer qu’il se donne gratuitement, car ce serait absurde – et donc en rien pertinent pour légitimer le pouvoir du chef. Et quand bien même, l’aliénation ne peut valoir pour les générations futures. La question de la transmission du despotisme est importante et souvent utilisée pour réfuter celui-ci. Si moi-même je peux, pour telle ou telle raison, m’aliéner, cela ne saurait valoir pour mes enfants.[6]
Ce chapitre sur l’esclavage vise à récuser la théorie de la servitude volontaire. Cette dernière connaît une analogie avec le pacte de soumission. Il s’agit pour les théoriciens du droit naturel de justifier le pacte de soumission et de donner un fondement légitime au pouvoir absolu dans une monarchie ou une aristocratie. Il s’agit de montrer que toute souveraineté provient d’un consentement des sujets et non d’un fondement divin de la souveraineté. Il s’agit donc pour ces théoriciens de récuser tout fondement transcendant. Même dans la relation sujet/souverain, on peut donc trouver un fondement non transcendant et du consentement. Mais Rousseau présente au contraire ces thèses comme tout aussi despotique que les théories du droit divin. Rousseau fait volontairement la confusion entre l’esclavage et la soumission, alors que la soumission (qu’elle soit obtenue par la force ou librement) peut être consentie (même lorsqu’elle est obtenue par la force). Ainsi Rousseau ne dit pas que l’on peut défendre (c’est notamment le cas de Pufendorf) l’idée que le pouvoir absolu bien exercé n’est pas nécessairement exclusif de la liberté des sujets.
Rousseau nous invite à nous méfier des mots. Derrière le mot consentement (utilisé par Grotius pour justifier la possible soumission du peuple à son souverain), se cahe en réalité l’esclavage, quelques que soient les raisons qui peuvent pousser un peuple à un tel acte (lorsqu’il se voit sur le point de périr, lorsqu’il est réduit à la famine, par habitude, coutume ou incapacité naturelle). En fait, pour Rousseau, les théoriciens du droit naturel comme Grotius ne sont que des défenseurs de l’esclavage, alors que Grotius remet seulement en cause le fait que le fondement de la souveraineté soit le seul.
VII. Livre I, Chapitre 5.
C’est un chapitre charnière, composé de trois paragraphes.
- c’est le prolongement du développement précédent par une critique du droit de guerre. La conquête ne crée aucun lien organique entre le chef et ses sujets, donc aucune unité réelle de la société. Mais il maintient en réalité les conditions de l’état de nature caractérisé par l’antagonisme des intérêts privés. L’intérêt du chef revient à un intérêt privé. Cette agrégation issue de la force se dissout sitôt que le chez vient à périr. Or, c’est une des thèses constantes des théoriciens du droit naturel (sauf Hobbes) que la société civile a une existence indépendante de son gouvernement et continue d’exister même s’il vient à disparaître (l’homme serait naturellement sociable). La notion de multitude se trouve dans ce paragraphe opposée à celle de société. On a d’un côté une communauté organique, de l’autre une agglomération, une « multitude » disloquée et passive, sans volonté identifiable. Or c’est de la reconnaissance et de l’obéissance volontaire du peuple que l’autorité politique tire sa consistance et sa continuité, et l’Etat sa légitimité. Si le pouvoir d’Etat n’est pas reconnu par le peuple, il ne « règne » pas, il ne fait que s’imposer. Par conséquent, si l’autorité de l’Etat se fonde sur la volonté du peuple, il faut reprendre les choses à leur source : commencer par ce qui lui confère une volonté et une souveraineté, à savoir par ce qui fait qu’il « est un peuple ».
- ce second paragraphe prolonge la première partie du chapitre précédent et la polémique avec Grotius. Cela permet à Rousseau de faire référence à la théorie du double contrat. Pour qu’il y ait un contrat de soumission, il faut un premier contrat par lequel le peuple se constitue comme peuple. Rousseau opère un déplacement de l’analyse du pacte de soumission au pacte d’association, seul réel à ses yeux et tout à fait suffisant comme le reste du texte essaiera de le montra.
- enfin, dans ce dernière pargraphe, Rousseau remonte à cette convention première et pose le principe de l’unanimité sans lequel elle ne saurait être valable. Rousseau refuse le principe de la majorité pour cette première convention car la majorité réintroduit le droit du plus fort au sein même de l’Etat: la majorité n’est rien d’autre que la force qui s’impose à la minorité.
VIII. Livre I, Chapitre 6 à 8.
Il a maintenant été établi que nous avons besoin d’une convention pour fonder la société et légitimer la souveraineté. Le reste du livre va donc être consacré à cette convention, sa nature, sa finalité.
A. Chapitre 6.
Il reprend à la base le problème du fondement de l’Etat, sous la forme d’une hypothétique et abstraite genèse. Rappelons bien que Rousseau parle au niveau du droit, pas du fait. C’est une genèse idéale, et non réelle. D’ailleurs, le chapitre s’ouvre sur un « je suppose » qui souligne ce mode hypothétique.
C’est le moment hypothétique de sortie de l’état de nature, rendu invivable car la survie n’est plus assurée. Il s’agit plus ici encore d’une condition de l’homme que d’un moment historique. Rousseau fait écho à la formule de Machiavel : « Quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois, doit présupposer les hommes méchants. » On est donc dans l’état de guerre qui se caractérise par un conflit des intérêts particuliers[7] : voir l’homme tel qu’il est, ce n’est pas considérer l’homme selon sa nature disparue, mais tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il est devenu, c’est-à-dire dépravé. Les hommes sont donc contraints de sortir de cet état et contracte pour cela une convention.
Mais cela pose un problème : il faut persuader les hommes de renoncer à leur intérêt apparent au profit de l’amour de la patrie[8]. Pour Rousseau, l’action humaine est toujours intéressée. Toute action découle d’un intérêt propre. Il n’y a pas d’harmonie naturelle des intérêts (contrairement à une théorie de la main invisible comme on peut trouver chez Smith par exemple). D’où le problème : comment cet intérêt qui est au principe de toute conduite peut-il devenir un facteur de bonne socialisation ?
L’obstacle est désigné au début du second paragraphe : il faut faire en sorte que de nouvelles forces soient engendrées mais c’est impossible. Pourquoi ? Ce n’est pas que les forces humaines sont limitées naturellement (au contraire, la technique permet de les développer), ni qu’elles s’équilibrent puisqu’au contraire il y a des inégalités, sources de déséquilibre. En revanche, ces déséquilibres entraînent des conflits incessants qui agitent la société. C’est cela qui empêche l’accroissement des forces et il faut donc trouver les moyens d’une union pour y remédier. Il faut additionner les forces pour éviter qu’elles ne s’annulent.
Il importe que cette union ne remette pas en question les forces individuelles de chacun. Le problème est posé en terme de conservation, auquel s’ajoute un autre élément : la liberté. Chez tous les théoriciens du contrat en effet, l’union se paye du sacrifice de la liberté (d’où la théorie du double contrat : on s’unit d’abord puis on accepte de se soumettre, de sacrifier collectivement les libertés). La question est donc de savoir si les individus eux-mêmes peuvent se constituer comme peuple ou s’ils ont besoin pour cela d’une transcendance quelconque – humaine ou divine.
En cela, Rousseau retrouve Hobbes que pourtant il critique violemment. Chez Hobbes, il n’y a qu’un seul acte qui puisse constituer un peuple, c’est celui de la soumission au souverain (le peuple n’existe comme tel que dans la personne du souverain qui le représente). Comme lui, Rousseau propose un contrat en un seul temps : le peuple ne préexiste pas à l’acte constitutif de la personne de l’Etat et se confond avec le souverain. En revanche, ce qu’il refuse et reproche à Hobbes, c’est l’idée d’une transcendance du souverain. Rousseau rejette l’idée qu’il faille faire intervenir un tiers pour réaliser l’unité de la multitude qui sans cela ne prendrait jamais une direction unique. La solution que propose Rousseau fait l’économie de cette intervention extérieure grâce à l’astuce suivante : ce sont les individus qui vont contracter avec eux-mêmes, pris sous un autre rapport. Ce sont les mêmes hommes qui contractent entre eux, mais sous différents égards.
D’ailleurs, Rousseau refusera toute forme de représentation (III,15) : la représentation est dangereuse car elle reproduit toujours des rapports de transcendance. Elle n’est possible que sous la forme d’un mandat impératif (ce ne sont pas des représentants mais des « commissaires »).
Le contrat tel qu’ l’envisage Rousseau est donc purement immanent : « chaque individu contracte pour ainsi dire avec lui-même ».
Alors, il y a une nouvelle difficulté : en quoi cela peut-il m’imposer des devoirs – car nul n’est tenu de respecter un contrat pris avec lui-même comme individu du point de vue du droit privé. C’est qu’il faut distinguer deux totalités : la totalité des individus (qui sont des entités distinctes) et la totalité du corps social (où chaque individu n’est qu’une fraction du tout). C’est donc un contrat de moi comme tout avec moi comme partie du tout.
Ce corps social est constitué par un acte d’aliénation. Aliéner, ici, ce n’est pas renoncer à son droit au profit de quelqu’un d’autre, mais c’set « donner ou vendre » (I, 4). Dans ce même chapitre, Rousseau exclut toute possibilité d’aliénation : pour un peuple, se vendre c’est faire un marché de dupes, se donner est quelque chose d’absurde, d’inconcevable. Mais cette absurdité consiste moins dans le fait de se donner que dans celui de se donner gratuitement. C’est ce qui permet ici au chap.6 à Rousseau de parler légitimement d’aliénation : l’aliénation consiste bien dans l’acte de se donner, mais selon des clauses telles que ce don, loin d’être gratuit, procure un avantage réel à chacun.
Cette aliénation est dite totale : du point de vue du sujet qui se donne (il se donne tout entier), du mode du don (il se donne totalement) et du point de vue du bénéficiaire (il se donne à tous). Ainsi passe-t-on du tout de l’individu (qui ne se réfère qu’à lui-même) à un autre tout, celui du corps social et cela par un acte qui est lui-même total. Les individus perdent leur indépendance (leur liberté naturelle) mais leur individualité n’est pas abolie pour autant : elle devient une individualité non plus immédiate (animée par le seul souci de sa propre conservation) mais médiatisée par le tout.
Ainsi, cette aliénation a pour but la liberté (voir I,8) et est le fruit d’un calcul d’intérêt, qui aboutit à un échange avantageux (chacun obtient plus que ce qu’il a donné). C’est cet intérêt qui est garant d’égalité et de justice : j’ai intérêt à être juste.
Mais il ne suffit pas qu’un pacte d’association soit signé pour qu’on donne naissance immédiatement à un véritable tout puisque l’ensemble ainsi formé est travaillé par le risque de la division. Le contrat n’est donc pas seulement association : c’est aussi l’acte par lequel chacun s’engage en mêm temps que tous les autres à se soumettre à une loi commune. Il y a une soumission « sous une loi commune… » : cet acte n’set pas lui-même un contrat car les individus s’engagent envers un pouvoir qui, à ce stade, n’existe pas mais institue la condition formelle (la loi comme garante de l’égalité) de la création d’un corps social collectif. Chacun s’engage donc avec le corps social qui au moment de l’accord n’existe encore que virtuellement
L’acte de soumission produit un être collectif (le « peuple » qui est aussi le « souverain »), doté d’une volonté unique qui « veut » à la place de chacun, sous la forme des lois de l’Etat. La volonté du peuple se nomme la volonté générale.
B. Chapitre 7.
Les sujets sont engagés par le pacte social à l’égard du souverain : ils sont obligés d’obéir et de préférer la volonté générale à leurs intérêts particuliers. Le pacte social implique donc que les contractants veuillent qu’il existe une force contraignante pour limiter les agissements individuels. Cet engagement de défence (intérieure et extérieure) des individus ne peut être violé.
En revanche, Rousseau réfute l’idée d’une constitution, cad d’une loi fondamentale à laquelle on ne pourrait pas revenir. Il y aura bien un législateur (II,7) qui propose des lois qui devront par la suite être approuvées par le peuple et peuvent être changées.
Il faut comprendre la fin du chapitre 7 grâce à la lecture du chapitre 8.
C. Chapitre 8 et 9 : les acquis du contrat social.
[1] « A ces trois sortes de lois, il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes ; qui ne grave ni sur le marbre, ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens. (…) Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion. » (II, 12).
[2] « Quand on demande absolument quel est le meilleur gouvernement, on pose une question insoluble comme indéterminée ; ou si l’on veut, il y a autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et relatives des peuples. » (III,9)
[3] Administrer, c’est au sens strict, appliquer comme ministre, magistrat ou comme fonctionnaire, les volontés du législateur – mais ce n’est pas un traité d’ « administration » que propose ici Rousseau. Au sens plus large, administrer c’est simplement gouverner, instituer ou mettre en œuvre une autorité politique, régir une société, placer un peuple sous le régime du droit. Rousseau cherche uniquement ici la « règle » de l’administration, c'est-à-dire son esprit, son principe général. La question posée est celle de la constitution de l’Etat, des fondements du droit positif.
[4] Thèse que l’on retrouve notamment chez Aristote.
[5] « sa plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit par le fait. »
[6] "Le gouvernement arbitraire d'un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangeureuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur, quel qu'il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s'opposer même à sa volonté, lorsqu'il ordonne le bien ; cependant ce droit d'opposition, tout insensé qu'il est, est sacré: sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on méprise la réclamation, sous prétexte qu'on le conduit dans de gras pâturages. En gouvernant selon son bon plaisir, le tyran commet le plus grand des forfaits. Qu'est-ce qui caractérise le despote ? Est-ce la bonté ou la méchanceté ? Nullement. Ces deux notions n'entrent seulement pas dans sa définition. C'est l'étendue et non l'usage de l'autorité qu'il s'arroge. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à une nation, ce seraient deux ou trois règnes d'une puissance juste, douce, éclairée, mais arbitraire : les peuples seraient conduits par le bonheur à l'oubli complet de leurs privilèges, au plus parfait esclavage." – Diderot – Lettre à Helvétius. Voir également à ce propos Kant – Qu’est-ce que les Lumières ?
[7] C’est ce que décrit le Second Discours : le passage d’un premier moment de socialisation (pacifié et heureux) à un état de guerre défini comme opposition des intérêts particuliers.
[8] Intérêt particulier et bien général ne sont pas incompatibles. Chez le « sauvage » par exemple, ils vont de paire.